25.3.09
640 - Le type
Nicolas Ancion est auteur et belge - ce qui est tout à son honneur. Par l'entremise de Facebooooook, il m'a donné ce texte à lire, qui m'a remis plein de là où il faut, et que je vous passe derechef sous le coup de l'enthousiasme.
De cet texte, il dit qu'il est paru dans Sans Etat d’âme, aux éditions du Cerisier, ouvrage collectif en soutien des inculpés du Collectif contre les Exclusions, et qu'il le republie parce qu'il est suis allé voir Welcome...
Moi, je veux bien qu’on fabrique des murs, qu’on aligne des grilles, qu’on tresse des barbelés, qu’on colle des tessons de bouteille par-dessus tout ça, qu’on mette des caméras sur de très haut poteaux, comme des girouettes en rase campagne, et des chiens enragés pour pisser au pied de l’ensemble, l’écume au museau, grognant de plaisir, la canines luisantes, au bout du bras de leurs maîtres en uniforme et en armes, je veux bien, je vous dis, qu’on ajoute un mirador et des faisceaux lumineux pour balayer les environs, qu’on tape même un peu dans les mollets s’il le faut, qu’on lacrymoge, qu’on disperse, qu’on arrête administrativement, qu’on embarque, qu’on garde à vue, je veux bien qu’on rapatrie même, qu’on expulse, qu’on interne, qu’on mette de l’autre côté du mur, je veux bien, du moment que des imbéciles comme moi on voté pour, je n’ai rien à dire, je suis pas contre
qu’il disait le type
mais alors
qu’il ajoutait
j’aimerais bien qu’on puisse pisser aussi, nous, sur leur mur, comme leurs chiens, et montrer nos canines, et boire le vin qu’il y avait dans les bouteilles avant qu’elles ne tessonnent, je voudrais bien qu’on récupère les grilles pour faire un barbecue, les maîtres en uniforme pour qu’on les déshabille et qu’on s’en fasse des copains, puis qu’on se tape un peu dessus, comme ça, avec des mots, que le ton monte, qu’on se manifeste, qu’on s’engueule, qu’on défile, qu’on montre les poings, les banderoles, qu’on s’enchaîne, qu’on se disperse puis qu’on se regroupe, j’aimerais bien, moi, qu’on revienne en force, qu’on ne laisse pas tomber, qu’on tienne bon, qu’on fasse le pied de grue, qu’on soit tous au pied du mur, j’aimerais bien, oui
que ce ne soient que de mots
que derrière le mot barbelé il n’y ait pas vraiment des types qui ont traversé la moitié de l’Europe en camion que derrière le mot Europe il n’y ait pas le mot frontière ni le mot forteresse
ni tous les autres mots qui sentent le renfermé
sécurité, papiers, contrôle, permis, ordre public
j’aimerais bien moi,
qu’il disait le type
et il avait l’air d’y croire
qu’on les mette deux trois jours dans leur centre pour réfrigérés, ceux qui ont voté pour, et ceux qui ont voté pour ceux qui ont voté pour, je veux dire moi aussi, et tous les autres avec, qu’on nous fasse une journée, une journée rien qu’une seule, comme un petit cauchemar dont on se réveille heureux, avec l’autre rôle, celui du gars pas né ici, de la femme d’importation, du gosse en exil, sans les permissions, sans le pognon qu’il faut bien, sans la famille, sans les amis ni rien, sans la téloche et les allocations, sans les bulles dans la bière et les trajets de bus, seul tout seul dans une grande ville grise, dans un pays tout gris avec des gens tout gras, sans personne pour qui voter, sans droit de vote, sans droit tout court juste une journée,
qu’il disait le type
j’aimerais bien
dans un camp à Vottem, c’est pas loin de chez moi, ça m’arrangerait bien, mieux que les autres centres avec des noms imprononçables et des gardiens flamands, un petit centre à la campagne, c’est marrant qu’on mette les centres si loin de tout, en périphérie, ils portent bien mal leur nom, c’est comme les sans papier qui doivent en remplir tout plein, justement, pour tenter d’en obtenir, mais ça n’a pas d’importance
les mots
je parle d’autre chose
qu’il disait le type
j’aimerais bien qu’on se retrouve dans le centre, tous ensemble, pour qu’on prenne le temps de faire connaissance, entre papiers, entre ceux qui en ont et qui les méritent, je veux dire moi et tous les autres, les ceux qui sont nés au bon endroit, qui ont fait ce qu’il faut pour, qui n’ont rien à se reprocher, et qu’on discute un peu entre nous, pour savoir ce qu’on peut vraiment reprocher à un type qui veut profiter un peu, juste comme nous, de la planète où on a mis les pieds, qui est prêt à respecter, juste comme nous, les règles qui ont été décidées par d’autres, sauf si elles ne le laissent pas vivre, juste comme nous, quand on ne paie pas l’horodateur, qu’on se gare sur le trottoir, qu’on monte dans le métro sans payer, qu’on jette des piles dans le sachet jaune ou qu’on ne règle pas sa radio-redevance,
comme nous, qui serions tous ensemble, dans le joli centre à la campagne, contre notre gré mais tellement heureux, nous ne plaindrions pas, j’en suis sûr, c’est tellement beau la vie fermée, on la connaît si mal
mais je rêve
qu’il disait le type
tout le monde le sait, on ferait mieux de ne jamais mettre les pieds dans ce centre-là, surtout pas pour se plaindre au nom des autres, surtout pas pour essayer de faire comprendre à ceux pour qui on a voté et qui ont voté pour qu’on est contre, tout contre, très contre, tellement contre que les gens qui sont dedans mais dont c’est le métier voudraient qu’on aille plus loin et que les gens qui sont dedans mais dont ce n’est pas le métier, qui sont là par punition, voudraient aussi qu’on aille plus loin, qu’on ne s’arrête pas, qu’on les sorte de là, avec des mots, si possible, sinon avec autre chose, des lois, des textes et une chance
une seule
d’être de l’autre côté, du nôtre
mais avec les papiers
je rêve
qu’il disait mais
j’aimerais bien qu’on se retrouve à l’intérieur du centre, entre nous, une fois, pour discuter pour de bon, de ce qu’on va en faire de ces mots qu’on a inventés le mot Europe
le mot liberté
va-t-on se les garder au chaud rien que pour nous et pour nos enfants à nous
va-t-on taper sur les doigts de tous ceux qui voudront y goûter
le mot forteresse
le mot ordre public
va-t-on les défendre contre ces types mal pensés qui s’accrochent à ces vieux mots
combat, lutte, mouvement, protestation
ces mots d’un autre temps, d’un autre lieu
rien à voir avec nous
rien à voir avec les mots que nous aimons
le mot Europe
le mot barbelé
Moi, je veux bien qu’on les laisse en place, les centres et les règlements, les cerbères et les enfermés, les chefs et sous-chefs, les gendarmes rebaptisés, les coussins, les avions, les lieux d’attente, les expulsions, les isolements, les enfants sans famille
je n’ai rien contre
si vous dites que j’ai voté pour
c’était quand déjà
je ne me souviens plus
je n’ai pas bonne mémoire
les barbelés, les expulsions
connais pas
les camps
non plus
c’était pour quoi
encore
je ne sais plus
je ne suis pas contre
du moment qu’on peut encore ouvrir sa gueule pour dire qu’on ne la fermera jamais
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1 commentaire:
très beau texte.
J'au vu désolé pour le chien.
J'ai un peu parlé de ces choses là, dans une pièce qui n'a pas été jouée (je n'ai rien fait pour) qui s'appelle "l'invulnérable et l'éphémère" mais bon c'est pas pareil. Bravo aux manu manu
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