- OK. On arrête les conneries. On arrête de raconter des histoires.
Alors.
Au niveau de la construction. On voit bien que ton père a passé un an à ne pas construire une histoire. On n'y peut rien, c'est son côté déconstructiviste.
Lui pourrait dire qu'il ne voulait pas, surtout pas, te raconter une histoire à laquelle tu te serais identifié ; qu'il voulait te laisser ton histoire, ta liberté.
Il pourrait aussi prétendre que la plus belle histoire sur ta vie, mon amour, a été écrite par ta mère ; elle s'appelait
Le Brisamour, et racontait comment un monstre, un peu comme celui dans
Kirikou, avait peu à peu grandi entre elle et lui. Un monstre dont ils n'avaient pas pris conscience, et qui les a obligés à aller vivre dans deux petites maisons séparées au lieu d'une grande maison à la campagne.
Elle était belle, cette histoire ; il pense qu'elle mériterait d'être publiée, mais il n'en est pas l'auteur, alors il n'y peut rien.
Il pense aussi que peut-être, dans ta petite tête de petit enfant, tu as pu croire que tu étais le Brisamour.
Et il faut bien admettre qu'après ta naissance, nos rapports ont changé. C'était une étape nouvelle de notre vie, de notre relation ; c'était un moment où nous réalisions le rêve qu'avait mis en nous l'histoire des humains, où nous entrions de plain pied dans le monde des adultes. C'était un moment que nous n'avons pas su vivre, un cap que nous n'avons pas su passer en conservant l'un pour l'autre assez d'estime et de respect pour continuer ensemble.
Comme si nous avions marché, elle et moi, sur deux chemins tout proches, qui un jour se sont séparés. Ta naissance n'a rien changé à ce fait - à moins, simplement, qu'elle ait retardé l'échéance.
Bref, te voilà avec ton histoire, ton chemin. Je te regarde le suivre, je tente de t'aider à l'aimer.
Re-alors.
Au niveau symbolique. Cette histoire d'enfant qui fuit son père : oui, j'ai souvent l'impression que tu cherches à m'éviter. Je le comprends. Il y a des jours où j'aimerais m'éviter moi-même. Et je suppose que c'est bien, pour un enfant, de savoir se démarquer de son modèle paternel.
Même si cette complicité de nos premières années me manque un peu, mon amour. Mais j'ai toujours été heureux et fier de te voir choisir ta route - comme la fois où tu m'as dit d'un ton décidé de petit enfant de trois ans,
On enlève les petites roulettes. Et que tu es parti sur le chemin, tout droit sur ton vélo, comme un oisillon s'envole.
Passons.
Cette histoire d'arbre, de chute, de sequse. Psychologiquement, je suppose, on pourrait y voir une construction touchant à l'histoire familiale, voire, tant qu'à faire des jeux de mots, à l'hystérie familiale. Comprends-moi : ce n'est pas, vraiment, ton histoire. C'est une des façons dont ton père (moi, donc) se représente le monde, et ta venue en particulier.
Comme si le fait de vouloir raconter des histoires, produire des mondes imaginaires, découlait d'une angoisse liée à l'histoire. Familiale, l'histoire. Pas besoin de te faire un dessin : l'angoisse du sequse qui se serre et convulse, l'arbre généalogique, le secret de famille.
Bon, bin ton histoire commence avec un père pas forcément très stable, qui tente d'assurer son rapport au monde avec ce qu'il nomme art, ou créativité (même s'il se dit parfois à part lui qu'il s'agit peut-être de gribouillages, d'infantilisme et de prétention). Qui ne s'appelle pas Esag le farouche, même si ça fait un gag en plus d'être l'anagramme de Sage. Qui ne sait pas vraiment s'il doit t'apprendre à supporter le monde tel qu'il est ou à le changer pour qu'il te supporte.
Qui aimerait t'offrir un monde sans t'y tenir prisonnier.
Qui ne te parle pas, le moins possible, de ta mère. Qu'il a aimée - tu en es la vivante preuve. Dont il pense connaître bien des choses, mais sans doute moins que toi.
Faut dire, ta mère est une femme. Si, si, j'y étais, je m'en souviens.
Or, si tu avais lu cette longue série de posts du mardi, tu aurais noté qu'il y avait très peu, mais alors vraiment très peu, de figures féminines. À part le sequse, je suppose. Et la pléïstéchione.
Parlons de celle-ci. Cette pute. Qui te vole à moi. Qui te soustrait. Ces jeux où tu t'enfermes, où tu t'enflammes, où tu me fuis. Nous fuis. Eh bien, c'est une play, je te promets.
Un symbole de la petite blessure qui nous sépare parfois.
Malheureusement, c'est un symbole que je ne comprends pas bien. Ou alors simplement la séparation nécessaire entre un père et son fils, entre un adulte et l'image qu'il se fait de lui. Bref, la plaie-station s'efface, ces derniers temps, ne crois-tu pas mon enfant ?
Enfin, cette histoire de sequse, de convulsions fécondes... Là non plus, je ne sais pas. Je suppose que c'est une façon imagée de te dire : la vie, mon gars, c'est pas du tout cuit, en particulier en ce qui concerne ce qui se passe en-dessous des cerveaux et des ceintures. Mais ça, tu sais quoi ? On en parlera ensemble, plus tard. Et je ne te raconterai pas d'histoires : je te dirai simplement ce que j'en ai compris - c'est-à-dire rien, ou pas grand-chose.
Voilà. Sans doute encore un projet que je n'ai pas mené à bien. Ou peut-être que si, va savoir.
En pensant à toi qui liras, ou ne liras pas, je me dis que je t'aime, de cette façon un peu bête, un peu désordonnée, un peu alarmante, que j'ai d'aimer. Je me dis que tu te diras (que ton père fait des conjonctives pourries) que je ne sais parler que de moi, que je ne sais raconter que mes histoires ; que je ne traite pas en
tant que tel, quoi.
Parfois j'ai envie de te demander pardon d'être ton père ; parfois, j'ai envie que tu sois fier de moi.
Parfois j'ai envie que tu sois heureux d'être toi-même.
MArdi, je t'ai raconté tout ce que je t'aime, tout ce que tu es, beau, intelligent, fort et sensible, et humain, et imparfait, et changeant.
MArdi, mon Martin, je t'aime.
Et puis tout disparut autour d'Esag : le sequse l'Arbre la pléïstéchione. Il ne restait rien, rien qu'une ville, et un enfant de presque onze ans qui regardait autour de lui. Et qui disait :
"- C'est quoi, mon cadeau ?"
C'est toi, le cadeau.
FIN
de l'épisode.