24.5.07

Invendus et bijoux de famille

Mme la Radio cherchait des textes courts pour des émissions cet été ; je lui en ai proposé (ils sont frais, ils sont beaux, mes p'tits textes). Elle a fait son choix comme au marché, vi vi vi je vais vous prendre çui-ci et çui-ci, et p't'être un peu d'ça en plus...
Youpi, yourra : me voilà auteur radiophonique (sinon dramatique). Mais le plus beau de tout, c'est qu'il me reste des trucs, alors hop, je les colle ici.
Le premier s'inscrit dans une thématique que les lecteurs de "Petit Guide..." connaissent déjà. D'accord, je changerai de thème un jour ; mais en attendant, vu que c'est un invendu, je m'en sers pour faire un peu de promo pour mon premier (et dernier à ce jour) recueil de nouvelles, toujours dispo chez les bons libraires...
Donc, voilà du texte. Même que je le collerai après dans le blog d'à côté, "11,5 fois où je suis mort", dont je changerai le titre pour l'occasion (pour plein de raisons compliquées à expliquer ici, et pis j'ai du boulot, alors...). Bon, alors, je disais


Retrouvailles

Manu Causse – 2007


Dans la rue, au moment où ils se voient, ça fait comme un flottement, un instant suspendu. Oh, les gens ne s’arrêtent pas de marcher, les voitures continuent de passer sur le boulevard. Même les oiseaux, qu’on dit si sensibles, font leur musique sans s’occuper d’eux.

Mais eux, c’est sûr, leur cœur marque un petit temps. Peut-être même avant que leurs regards s’éclairent, qu’ils se reconnaissent, qu’ils se sourient. Oui, avant ça, leur cœur a déjà fait le boulot. C’est lui qui leur a dit : « Arrête. Regarde. Souviens-toi ».

La première question, bien sûr, devait être « Ça fait combien de temps ? » Mais ils ne la posent pas. Elle, si elle fouillait un peu dans sa mémoire, dirait quelque chose comme « 17 ans et sept mois ». Et il ne lui faudrait pas réfléchir longtemps pour ajouter les jours et les heures. C’est peut-être pour ça qu’elle regarde sa montre.

Lui non. Il n’a jamais été bon avec les chiffres. Il dirait simplement : ça fait une vie. Toute une vie. Rien qu’une vie, au fond.

Ils s’exclament sur le hasard. Ils s’embrassent, sur la joue. Il a envie de la prendre dans ses bras. Elle a envie de le serrer sur son cœur.

Oui, mais voilà, il y a les convenances, les habitudes, la maladresse, la gêne. Et peut-être même un reste de regrets et d’envie.

Elle le prend par l’épaule.

- Tu n’as pas changé.

Bien sûr que si, il a changé. Il a moins de cheveux, plus de ventre, et il a sans doute perdu quelques autres petites choses, avec toutes ces années. Ses illusions, sa naïveté, sa joie de vivre.

Et elle… elle, c’est une femme. Une autre. Une autre femme.

C’est presque un miracle, la façon dont leur agenda surchargé, leur vie professionnelle, leurs histoires de tous les jours, se décident soudain à leur laisser une heure pour boire un verre en terrasse. Peut-être deux, pas plus.

Alors ils ne se racontent pas leur vie. Ou seulement les grandes lignes. Où ils habitent, avec qui ils vivent, ce qu’ils font de leur temps.

Mais leur conversation ne veut pas dire grand-chose. Ils ne s’écoutent pas vraiment. Souvent, ils s’interrompent, et s’amusent de ces silences entre eux.

Mais leurs yeux, mais leurs gestes… ils se racontent autre chose. Quelque chose d’intense, d’inespéré. Comme des voyageurs assoiffés qui trouvent un puits dans le désert.

Lui regarde la table, les verres, les arbres sur le boulevard. Il se dit que les couleurs, aujourd’hui, sont plus vives que d’habitude. Qu’elles ont un éclat particulier. Il aimerait garder tout ça en souvenir, fixé pour toujours dans sa mémoire.

Elle le contemple, lui, et retrouve ses mimiques, ses gestes esquissés, ses mouvements d’épaule. Elle regarde ses yeux, toujours mobiles, toujours brillants – avec un petit éclat de tristesse qu’elle ne lui connaissait pas. Elle se rend compte qu’il lui a manqué.

Ça doit être ce qui leur fait oublier l’heure. La première, celle qu’ils s’étaient promis de ne pas dépasser. Puis celle d’après, et encore une autre.

Elle téléphone, il envoie un texto. Ça casse un peu leur instant magique, ils ont un sourire gêné, quelques mots d’explications hésitantes. Mais après tout, ça fait tellement longtemps, le reste peut attendre. Non ?

Ils quittent le café et se retrouvent un peu perdus en ville.

Il propose de se promener au bord du canal, lui qui ne marche plus que pour aller d’un point à un autre. Il ne peut pas s’empêcher de la regarder, maintenant. De brefs coups d’œil, avec un sourire en biais. Il n’ose pas trop la fixer, forcément. Mais il la regarde quand le soleil se couche, quand les réverbères s’allument, quand le vent du soir se met à souffler.

Il y a quelque chose qui lui pique dans les yeux et dans le cœur.

Elle le regarde lire les menus des restaurants, essayer de se souvenir du nom des rues et agiter les mains en parlant. A une époque, elle l’aurait suivi au bout du monde.

Peut-être que le bout du monde, ce n’était pas si loin.

Ils ne savent plus vraiment de quoi parler, à part quelques mots sur ce qu’ils sont en train de vivre. Elle dit qu’elle mangerait n’importe quoi, un kebab, une salade ou des frites. Il répond qu’il cherche une terrasse ou un endroit sympathique.

Mais c’est faux. Complètement faux. La seule chose qu’ils cherchent, elle comme lui, c’est un prétexte pour rester dehors. Une raison d’attendre que les restaurants ferment, que la soirée finisse, que les gens rentrent chez eux.

Une raison d’être seuls, ensemble, dans un monde arrêté.

Ils ne savent plus s’ils ont faim, soif, s’ils ont envie de parler ou de se taire.

Il doit bien y avoir une heure où les choses s’effacent. Où il n’y a plus nulle part où aller, nulle part où rentrer. Plus de famille à appeler, plus de collègues à avertir. Un endroit où disparaissent les années, les renoncements et les obligations idiotes.

Si une telle chose existe, ces deux-là, ils vont la trouver.

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