14.4.10

859 - Depuis le petit pays


1) Internat

Ma mère parle à ses petits-enfants, autour du dessert. Elle raconte l'internat, quand elle avait 11 ans : trois semaines sans voir sa famille, son village, ses parents. Trois semaines, et, en cas de punition, une retenue le dimanche de sortie, soit six semaines.
Cinquante ans plus tard, elle ne peut toujours pas imaginer aller au cinéma le dimanche après-midi (elle évoque les fenêtres allumées derrière les rideaux cossus quand elles revenaient en file indienne de la seule sortie autorisée en cas de mauvais temps).
Elle raconte son grand-frère, persuadé en sixième que personne ne reviendrait le chercher, et qui s'était fait pendant quelques semaines à l'idée d'avoir été abandonné.
Elle parle de Soeur Séraphine qui les réveillait chaque matin avec cette prière, Jésus Marie Joseph assistez-moi à l'heure de mon agonie, Jésus Marie Joseh soyez présents à l'heure de ma mort.

Elle raconte, comme je l'ai toujours vue raconter - un sourire aux lèvres, des larmes dans les yeux. Certaines nuits, dit-elle à Anton et Zadig bouleversés, elle redevient interne.

2) Halte à la rumeur

Les vacances en famille sont aussi pour moi l'occasion de lire notre belle presse quotidienne régionale, et donc de me remettre au parfum de ce que j'ai si délibérément ignoré. Ainsi, il me semble urgent de préciser, pour mettre un terme aux calomnies, que ma compagne E. et moi-même n'avons pas couché avec une certaine Carla B.-S.

Ou alors c'était par amour - et c'était bien.

3) La vie d'artiste

Hier soir, depuis ce qui était ma chambre d'adolescent, d'où je tape à présent ces lignes, j'ai montré à Emmanuelle le ciel par la fenêtre - lui disant que j'avais choisi d'écrire parce qu'il n'y avait pas moyen, jamais, de retrouver ces couleurs dans la peinture.
Quand nous nous promenons sur les cailloux bleutés, entre les yeux des aubépines et les piques des pissenlits dans la première pousse de l'herbe, quand les arbres encore crissant de froid dessinent une ligne à mi-hauteur de l'horizon, quand les nuages sur les collines nous parlent de l'étendue du monde, je me dis que même les mots sont parfois légers.

4) Ce truc sur mon épaule # 10

- C'est maman. Ca s'est passé cet après-midi.
J'aurais voulu demander, j'aurais voulu en savoir plus ; j'aurais voulu dire, comme il le souhaitait sans doute, que nous l'attendions, qu'elle n'avait pas souffert au moins, qu'au moins c'était fini.
Et je le jure, les mots sont passés dans mon ventre, dans mon cerveau, quelque part autour de mes yeux ; je les ai vus inscrits, je les ai pensés, je les ai sentis. Ils étaient en moi et s'apprêtaient à sortir.
Mais quand j'ai ouvert la bouche, la bulle énorme qui gonflait dans mon ventre a pris le dessus, a bloqué les paroles dans mon oesophage, les a forcées à redescendre vers mes cuisses et mes genoux - je me suis effondré sur la moquette, à quatre pattes, une main sur le sol, l'autre crispée sur le combiné - et ce son, ce son pitoyable, ce hurlement-gémissement suraigu, ce vagissement qui crevait dans ma gorge, explosait dans mes oreilles comme une otite, une opération des amygdales, cette note qui s'élevait puis mourait puis s'élevait sans cesse - je pleurais, je redevenais liquide, et rien ne pouvait m'arrêter.
Je suis tombé sur le flanc. Le combiné crachait la voix bleu métal de mon frère, scandant mon prénom, m'enjoignant d'arrêter - il fallait que je me calme, il arrivait, s'il te plaît, bordel, putain, calme-toi merde arrête, si tu crois que ce n'est pas assez difficile, annonçant qu'il allait appeler la police, le SAMU, les pompiers,
J'aurais voulu perdre connaissance.

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