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Mes bien chers élèves,
Je ne vous connais pas encore. Je vous rencontre demain ; pour l'instant vous n'êtes que quelques visages de gosses empruntés, sur un trombi auquel je n'ai jeté qu'un oeil distrait.
Je tente de rassembler les tronçons de ma mémoire ; repenser en termes de mois de notes de progression, et pourquoi pas d'objectifs et de séquences pédagogiques ; j'ai même lu Télérama, c'est vous dire si je fais des efforts.
Et pourtant la tentation est grande d'arriver devant vous les mains vides, le coeur ouvert ; de vous avouer que je ne suis pas plus
prof que vous êtes
élèves ; que j'éprouve devant la notion d'éducation - et sa racine
dux, conduire, mais aussi chef militaire - une grande flaque de doute.
Dans quelle mesure être prof consiste-t-il à reproduire le système qui nous a façonnés ? À rêver de premiers de la classe qui deviendraient profs à leur tour ? Dans quelle mesure, au contraire, suis-je en train de scruter les programmes de la République en cherchant les sous-jacences et les failles, avec l'envie de vous mener au refus de tout système ?
Des textes, des images, des romans. De la conjugaison de l'orthographe du discours énonciatif direct (à soupape inversée). Des faits de civilisations, des vestiges d'histoire.
Il faudrait je suppose que je vous présente tout ça avec une assurance tranquille, dans un ordre évident. Ce qui suppose que j'y croie.
Parfois pourtant je me dis que les mots des écrivains ne sont que le reflet des époques qui les ont enfantés, et des époques suivantes qui décidèrent d'intégrer ou non ce que les époques précédentes prétendaient leur dire. Parfois pourtant je me dis que les livres les connaissances sont inutiles, jappements pitoyables devant l'irréductible, vanité (des vanités, voir notre éventuelle leçon sur le baroque). Et que c'est Mr Sarkozy qui me paie pour faire ça.
Il est fort difficile, par exemple, de trouver une édition complète de
l'Astrée. Dont les ressorts, pour autant que je sache, sont exactement les mêmes que ceux de
Plus belle la vie. Le XVIIIe siècle a détesté Shakespeare, et Racine n'était au fond qu'un théâtreux parmi d'autres, sauf que celui qui le payait était le roi du coin. Qui d'entre nous, enfin, a entendu parler d'Elias Zakipony, écrivain de langue française quoique d'origine incontrôlable, dont les mots ont conduit à l'époque plus de huit personnes à une vie de joie et de félicité, et qu'aucun dictionnaire ne cite à présent ?
Et puis le programme parle de littérature
contemporaine -c'est-à-dire,
du XXe siècle -
vous vous souvenez ? Vous étiez à peine nés
. J'hésiterai donc à vous parler de Murakami Virginie Despentes Jean-Louis Ughetto Annie Saumont Serge Valetti Philippe Caubère. Pour ne pas citer Cédric Klapisch, Baudouin, ou des poètes dont je ne connais même pas le nom. J'hésiterai surtout si c'est pour les ramener à leur dimension de fabrique - qui parle de qui de quoi qui est l'énonciateur l'émetteur le destinataire, relevez les subordonnées de temps et les pronoms sujets.
Je ne suis toujours pas certain de ce qu'on me demande. Vous faire aimer les livres, les mots, la langue ? Bordel, mais lisez San-Antonio. Lisez pendant mes cours. Écrivez des histoires pendant que je parle.
Et puis vous aurez toute une vie pour découvrir ça ; ce que je sais, en revanche, c'est qu'en tant que lecteur ou écrivain, je ne me suis posé les questions du point de vue narratif ou de l'énonciation que parce qu'un prof m'obligeait à désigner par ces mots des choses que je sentais d'instinct ; ce que je sais, c'est que j'ai passé des années d'études à décortiquer des textes en évitant soigneusement de dire qu'ils me remuaient ou au contraire me laissaient de marbre.
Faut-il que je vous apprenne à répondre à des questions que je ne me pose pas, avec des termes techniques qui, au mieux, singent la réalité des textes, au pire les enferme dans des carcans pour éloigner de la maîtrise du langage ceux dont il pourrait être la seule arme ?
Mes chers élèves, je me demande qui vous serez. Qui vous serez demain, quand nous nous verrons pour la première fois. Combien de filles de profs à lunettes et sourire, connaissant mieux le programme que moi, à l'esprit froid et appliqué déjà à la poursuite de futures études qui vous porteront au sommet des connaissances - ou au sommet d'autre chose, mais au sommet, toujours ; combien de fils d'immigrée célibataire qui penseront, en cours, en termes de scooter Iphone M6 pétards fringues gonzesses à niquer (refusant de nommer, s'ils le sentent, ce presque vide déjà, ce creux au-dedans), et qui me souriront peut-être quand, des années après, je les recroiserai.
Combien d'individus, d'être humains dont j'aurai, pour quelques mois, une terrifiante responsabilité. Combien de graines en vous que je risque de ne jamais faire éclore, piètre jardinier, à cause de mes colères mes incompréhensions mes impatiences. Voire, et c'est manifeste puisque je blogue au lieu de préparer mes séquences, à cause d'un manque de boulot.
Je ne sais pas si je rêve d'un espace où nous échangerions des connaissances, à l'abri des pressions du langage des médias des vieux schémas des systèmes des obligations d'être de noter, ou si je rêve de vous armer pour mieux vivre, pour le bonheur, la réussite, le succès le triomphe et la Rolex à quarante ans. Je ne sais pas si je veux vous voir vieillir, changer ou grandir. Je ne sais pas si je rêve que vous soyez comme des enfants, mes enfants peut-être (si c'est le cas, alors rangez votre chambre, merde), ou des clients, des auditeurs externes, une collectivité dont je serais un prestataire de services parmi d'autres.
Je ne sais pas si je me souviens de tous mes rêves, des livres qui me font vivre ; je ne sais pas si je saurai vous expliquer comment chaque virgule participe d'une harmonie, cosmique, parfois ; comment je me fous éperdument de vos fautes d'orthographe et tout à la fois je les crains comme un lacet défait à votre chaussure, qui menace de vous faire tomber (et vous exposer aux rire cruels des autres).
Je ne sais pas si je n'ai pas détesté mes années de collège, où je me suis façonné, sale petit con au coeur vaguement tendre, imitant mes potes-modèles-adversaires qui montraient les dents en riant ; où je me suis découvert un corps fièrement détestable, infiltré d'hormones et de sexes liquides. Où j'ai appris à ne pas pleurer, à ne pas faire d'histoire, à détester le fait d'avoir envie des seins des filles et des jambes des garçons. Et où je ne me posais pas la question du sujet du verbe du complément - j'étais malheureusement le bon élève, celui qui retient et sourit et recrache, avec la touche en plus de personnalité rock'n'roll rebel (j'avais un badge des Stray Cats) qui flatte les enseignants les plus désireux de modernisme.
Mes bien chers élèves, il est évident également que je peux faire l'économie de ces doutes devant vous. Nous avons un manuel qui propose des séquences ordonnées, et je me surprends à me dire qu'après tout il n'est pas si mal conçu. Il est évident que je peux faire l'économie de l'existence d'un certain Manu Causse, le pseudo et l'ombre de votre Prof de Français - à moins que ce ne soit le contraire. Il est évident que ce suicide ne sera que temporaire, partiel et réversible. Mais une voix me sussure : "Et si être bon prof, c'était être honnête ? Et si être honnête, c'était vivre en homme ?"
(Nous retrouverons, mes bien chers élèves, cette problématique en étudiant la littérature de la Renaissance. En quatrième. Ou alors en troisième. Ou en cinquième, qui sait ? Il est possible que j'ai à vérifier.)
Sachez, mes chers élèves, que je ne sais rien. Je vous souhaite d'être les lumières qui me guideront vers le métier d'enseignant. Ou les panneaux rouges vifs qui m'indiqueront que je me suis fourvoyé.
Sur ce, et en attendant la suite, bonne rentrée à vous.