16.6.09

699 - Mardi, je te raconte


Esag s'interrompit pour mâchonner une racine.

Rahoul ne dit rien. Il avait l'habitude que son père lui fasse le coup : et que je te raconte une histoire à suspens, et que je m'interromps, et que je change de sujet... C'était agaçant, bien entendu, mais d'une part cela faisait partie du jeu (même s'il n'était pas vraiment drôle), et d'autre part cela allait en général beaucoup plus vite quand on attendait la suite sans dire un mot. D'ailleurs, Esag reprit bientôt son récit :

"... C'était comme si l'arbre avait le pouvoir d'annuler le temps. Ou de le détisser, qui sait. C'était comme si, au coeur de l'arbre gigantesque, existait un autre monde, une autre dimension... A propos, tu n'as pas un petit creux, toi ?"

Cela faisait déjà longtemps qu'Esag avait inventé le coq-à-l'âne, aussi Rahoul ne prêta pas attention à cette discontinuité dans la thématique du discours.

Ses pensées s'agitaient en tout sens. C'était quoi, cette histoire ? Une légende ? Une affabulation ? Une parabole symbolique sur la condition des Zoms ? Un radotage ringard ? Il tenta d'en avoir le coeur net :

- Mais, dis-moi, Papa, tu crois que si on entre dans cet arbre, on peut..."

Esag l'interrompit :

- On ne peut pas entrer dans cet arbre. C'est défendu. Enfin, je crois - il me semble qu'il y a une histoire, avec un arbre et un truc qu'il ne faut pas faire... Ou alors je me trompe ? En tout cas, ça suffit, maintenant : est-ce que tu as fait des deux voirs ?

Les enfants du campement devaient tous les soirs regarder l'horizon, d'abord vers là-bas, et ensuite vers là-bas ; les adultes les y obligeaient. Les enfants ne savaient pas vraiment à quoi ça servait, et ils trouvaient cela plutôt pénible, vu qu'ils avaient envie de voir autre chose que du déjà-vu ; parce que quoi qu'on en dise, la vision était plus ou moins la même tous les soirs, par là et par là. Mais bon, il fallait les faire, les deux voirs, alors autant s'y coller tout de suite.

Rahoul monta sur sa branche préférée, et regarda par là un moment. Voilà. C'était fait. On ne pourrait pas lui reprocher de...
Puis il se tourna dans l'autre sens. Par là, on voyait l'arbre. Ce fameux arbre.

Ce soir-là, Rahoul le contempla longuement. Peut-être que dans cet arbre, il trouverait les réponses aux questions qu'il se posait.

Parce que des questions, Rahoul s'en posait beaucoup.



(photo Juliette Armagnac)

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