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Fond d'écrin |
1. Le sens des tranches
Ce jour gris me rappelle mon enfance ; nous prenions la voiture pour aller nous nous réfugier dans une librairie.
Ma mère disait qu’un vrai lecteur se reconnaît au fait qu’il ne penche pas la tête pour lire les titres sur les tranches - ainsi, il ne perd pas de temps pour repérer le livre qu'il recherche.
Plus tard, j'ai appris qu'on parle de "dos" pour la partie du livre où l'on imprime le titre (la tranche, comme son nom l'indique, étant la partie papier, que l'on tranchait et tranche encore dans certaines collections) ; j'ai appris que les éditeurs anglais inscrivent les titres, sur le dos, de bas en haut, et non l'inverse - en vrai lecteur bilingue, ma tête reste parfaitement droite quand je cherche un titre dans une librairie anglaise.
J'ai appris, aussi, qu'on n'est pas obligé de rechercher les livres ; on peut attendre qu'ils viennent à nous, au moment opportun.
Quand il fait gris, néanmoins, je pense au mot "roman", au rayon enfant de la Maison du Livre, à Rodez.
A ma mère.
A la douceur d'un livre, quand il fait gris.
2) Message from outer time
W. se connecte sur msn. Pour la première fois depuis longtemps.
Mon coeur se met à battre. La dernière fois, j'ai lancé un "
hello, dear". Elle n'a pas répondu. S'est déconnectée au bout de quelques secondes.
C'était de ma faute. J'étais maladroit.
Je l'ai tant aimée. Si fort que tout était possible.
Cette fois, je n'écris rien : j'attends.
Mon coeur me torture.
J'imagine des mots, échafaude des hypothèses.Consulte des sites d'oracles miraculeux.
Ce moi, ce vieux moi que je crois mort, ce moi qui croit aux étoiles, semble se ranimer un instant.
Je le regarde avec circonspection.
Puis n'y tenant plus je tape deux lettres.
Hi.
Elle ne répond pas.
J'abandonne mon ordinateur comme s'il lançait des ondes maléfiques.
Quand je vais me coucher, longtemps après, je trouve un message.
Hello, how are you ? Do you enjoy life (at least if one can ask such a question after the tragic events in Japan) ?
Alors, je me sens coupable. De faire, de faire énormément sans vraiment
enjoyer ; de n'avoir prêté qu'une attention lointaine au séisme du Japon.
Coupable de ne pas savoir quoi lui dire, tragiquement en-dessous de ce qu'elle attend de moi ; coupable d'avoir, dans la journée, pris un genre de plaisir / et un genre de doute / à ces minuscules choses qui font notre vie.
Coupable de me souvenir que notre dernière rencontre a eu lieu au moment du raz-de-marée en Thaïlande.
Y aurait-il un lien ? Quelque chose semble se creuser au sommet de mon crâne.
Comme dirait S., ma sorcière, au moins, je suis en contact avec mes émotions.
Il paraît que c'est bien. Nous verrons.
Petit guide des transports à l'usage du trentenaire amoureux ressort en septembre. A quelques mois de mes quarante ans.
3) El libro
Des pages et des pages de romans de genre en anglais - à traduire, oui, mais à lire aussi, pour me délasser. Je passe de fantasy en polars, parce que la littérature "générale", surtout d'actualité (je déteste lire un livre parce qu'on m'a dit "achète-le, il FAUT que tu le lises), m'ennuie souvent.
Hier soir, j'ouvre le dernier (?) Murakami, 1Q84. En espagnol, parce que j'ai perdu un peu de mon castillan, et que tant qu'à lire une traduction, pourquoi serait-elle française ? (Note tardive : a priori parce qu'elle n'existe pas...)
Et je sens, physiquement, la caresse de la prose couler le long de ma colonne. La pureté, la simplicité, comme une source de montagne.
Je m'endors en souriant.
4) El sueno
... et je me réveille, avec les images de ce film de science-fiction, ce film qui m'enchante.
Je prends un peu de temps pour reprendre le fil de mes idées.
Un film. Avec Mel Gibson.
Ou bien un rêve ? Mes interrogations réveillent E., et je m'en veux un peu.
Je me souviens d'un livre, acheté un jour gris dans une librairie de Rodez, dont la quatrième de couverture disait "ce roman est de ceux dont tous les écrivains rêvent une nuit, et qu'ils n'osent jamais écrire".
Mémoires d'un visage pâle, dont a été tiré le film Little Big Man.
Alors je me lève et je prends des notes. Il en restera une trace demain matin.
Qui sait, avec les jours gris.