1.6.10

885 - Tu ne publieras point


1) J'aurai ce courage

Bloguer, plus qu'écrire peut-être, est odieux. Un faux pèlerinage vers la sincérité, reculant chaque jour de deux pas quand on avance d'un - jusqu'à l'écroulement.
Bloguer est égoïste. Je hurle mon existence à la face du monde comme un pianiste de passage dans un bar - qui tape sur les touches, pas franchement faux, pas franchement mal, mais trop loin du reconnaissable pour que les habitués fassent autre chose qu'élever la voix, froncer le nez et finir leur verre. Voilà qui est maladroit, et prétentieux. Les mots sont précieux, et je les éparpille tous les matins comme Onan sa semence sur des feuilles de chou.
Chaque post, chaque aveu, me prend au piège de sa suffisance. Aussi, c'est décidé, je ne publierai plus (même pas un petit commentaire, même pas une réaction, même pas un mot croisé dans la rue et que j'aime).
Le silence, pour arrêter de se souler de bruit.

2) Dès ce jour

Une fois sa décision prise, il s'y tint. Bien entendu. Il aimait les disciplines inflexibles. Il avait arrêté ce qui le faisait souffrir - pourquoi alors ne pas arrêter ce qui lui faisait plaisir ? Car le plaisir, bien entendu, c'était mal.

3) Un instantané partiel de la réalité

Chaque atome de l'univers poursuit sa course vers l'infini, vers le repliement, vers le Big Bang inverse ; je refuse ce matin de me livrer au jeu qui consiste à le nier, en reliant entre eux des points des caractères des signes des mots des phrases ; en étirant l'intime à l'extime, pour .
Cependant, j'ai perdu mes clés.

4) Voilà ce qu'il se (mauvaise) passe

Tu as perdu tes clés. Eu des boutons. Gâché le plaisir. Oublié ta mère. Traité d'égoïste, de méchant(e), de Michel. Oublié la souffrance - celle des autres, la tienne. Perdu ton sac, tes papiers, ton argent, ton indépendance, tes carnets, ton sommeil. Tes dépendances, aussi - pas les toxiques, les autres, celles qui agrandissent la vie.
Alors tu t'étires, te contorsionnes, mais rien à faire.
Tu retournes devant ton ordinateur.

5) Je m'ai trompé

Ce matin, j'ai retrouvé mes clés.

6) Ne lisez pas, c'est pour ma mère

Maman, tu te rends compte, j'ai oublié ta fête. Ça m'a frappé pendant cette mauvaise nuit, parce qu'Emmanuelle me disait qu'elle souffrait de ne jamais pouvoir appeler la sienne, ça m'a frappé derrière la tête comme le maître à l'école quand je me montrais méchant (ou un peu polisson ou un peu trop rapide ou un peu joueur, le maître il trouvait que ça faisait pour tout, les claques derrière la tête).
Merde, j'ai oublié d'appeler ma mère, que j'ai dit. Merde, j'ai oublié d'appeler Maman, que je me suis pensé.
Pourtant, tu me l'avais dit, samedi, quand on s'est eus au téléphone. N'oublie pas de m'appeler, demain.
J'ai trouvé ça bizarre, comme demande. Non seulement parce que ça ne m'arrive jamais d'oublier, rien du tout (oui, bon, l'anniversaire, c'est vrai, et puis cet épisode dont Emmanuelle m'a reparlé cette nuit, celui où tu as failli être à nouveau grand-mère et qu'on l'a su trop tard), mais surtout, un psy m'a dit un jour que les phrases négatives marchaient à l'envers ; que le cerveau entendait "oublie", puis traitait l'information "pas" dans un deuxième temps. Oublie, donc, m'aurais-tu dit selon cette théorie bien accommodante - ce que je me serais empressé de faire, en bon fils bien obéissant.
J'ai pensé à tout, dimanche. À la mère des enfants, pour le cadeau qu'ils lui souhaitaient ; à la mère des autres enfants, pour lui offrir un bouquet de roses ; à la mère des enfants, à nouveau, puisque la mère des autres achetait des cadeaux - elle a même cette élégance, le sais-tu ?
Puis les enfants sont partis (presque sans me dire au revoir, ils avaient oublié), et nous nous sommes retrouvés célibataires, un peu perdus cette fois, un peu gêné pour ma part par ce bourdonnement dans la cervelle des médocs anti-douleur.
Là, bien sûr, j'aurais dû t'appeler. Ou à midi, si nous avions mangé à midi. Si je n'avais pas râlé à ce moment-là. Si je n'avais pas senti le besoin de peindre, d'écrire un morceau de musique, de penser à autre chose.
Mais non, j'ai oublié. Oublié que c'était dimanche, que ce jour-là dans l'année il fallait prendre son téléphone et appeler sa maman.
Je te connais. Tu as dû dire, ça n'a pas d'importance, avec ce petit sourire triste et ce haussement d'épaule qui te console depuis tant d'années. Et Papa a dû dire, tu sais comment il est.
Je m'en veux tellement de te rendre triste. Quand je crie, quand je me mets en colère, quand j'oublie.
Malgré mes 38 ans, il y a toujours quelque part ce petit garçon qui voulait faire sourire (un écho : souffrir ? s'ouvrir ?) sa mère, et qui écrivait dans le journal de l'école des histoires sur la mort. Celle de son voisin, celle de son grand-père. Tu sais, l'histoire qu'il ne fallait pas raconter, ou alors pas vraiment mais quand même.
Celle-là, j'ai du mal à l'oublier. Elle ne me met pas en colère : elle me fait pleurer, encore, quand elle me coince un matin derrière une porte.
Et si elle me met en colère, c'est après tout presque un bien. Des fois, la colère, c'est bon pour passer les portes.
Et puis c'est du passé. Comme la fête des mères, que j'ai oublié.
Je n'ai pas pris le temps de prendre le téléphone pour prendre de tes nouvelles et prendre le plaisir de te raconter nos petites histoires.
Je t'en demande pardon. J'ai été un peu bête, un peu fatigué, un peu blessé, un peu abruti par la vie qui va si vite. Tu sais, toutes ces mauvaises excuses.
Ou alors attends. Mettons qu'aujourd'hui, là, tout de suite, ce serait la Fête de ma mère. Voilà. 1er Juin, fête de ma mère.

Bonne fête, maman. On se voit demain. En plus, j'ai pensé au cadeau.



4 commentaires:

Zoë Lucider a dit…

Trop fort ce billet. Moi je ne peux plus lui dire bonne fête à ma moman, mais je dois avouer que si mon fiston ne m'avait pas appelée, ben j'aurais dit c'est pas grave mais le coeur un peu lourd, sans aucun doute, j'aurais eu. C'est bien aussi le 1er juin, une fête rien que pour elle.

Manu Causse a dit…

C'est ça, remue le laguiole dans la plaie...
En plus, je viens d'apprendre que le 1er juin était l'anniversaire du crash du Rio-Paris. J'ai un doute, du coup.

Oh!91 a dit…

J'oublie toujours qu'il ne faut pas te prendre trop au sérieux, qu'il ne faut pas croire un traitre mot de tes menaces, et que du coup mes peurs sont toujours inutiles. Je disais hier encore à Boug, paske j'étais triste de ton ascèse passagère, que je savais pas pourquoi, mais que j'aimais trop ton écriture, que c'était trop l'écriture que j'aimerais avoir. Manier l'allusion, l'illusion, dire trois fois tout et trois fois rien. Je suis jamais déçu, en fait. Sauf quand t'arrête. Bonne fête à ta maman, tiens (c'est aujourd'hui, non ?)

Manu Causse a dit…

C'est aujourd'hui. Embrasse la tienne pour moi.
Pour l'ascèse, j'ai essayé. Je n'y arrive pas, c'est tout.
J'essaie de me convaincre que me taire ne perturbe pas l'ordre du monde, mais le monde s'ingénie à me prouver le contraire.
Tiens, depuis que je republie, par exemple, j'ai déperdu mes clés, mon sac, mon portefeuille, et peut-être même mon sens de l'humour.
Et puis quand tu demandes...