21.4.09

661 - Mardi, je te raconte


Pendant qu'il jouait, Rahoul ne pensait à rien. Ou alors si, mais à plein de choses qui n'étaient pas de vraies choses. Enfin, vraies, mais qui n'existaient pas à ce moment précis.

Par exemple, il jouait à être un chasseur-cueilleur poursuivi par une meute de hyènes.

C'étaient les potes qui faisaient les hyènes. Il le faisait super-bien, d'ailleurs, au point que Rahoul avait parfois les pépètes. Cela faisait peur et cela faisait rire en même temps.

Marrant comme ça marchait, ce truc, pensa Rahoul tout seul dans son arbre.

Mettons que trois deux Autres décident qu'ils étaient les hyènes, et que Rahoul et deux autres Autres décident qu'ils étaient les chasseurs-cueilleurs.
On faisait semblant de chasser-cueillir, en faisant semblant de penser à autre chose, mais au fond on ne pensait qu'au moment où les hyènes allaient surgir pour hyèner.
Ca faisait toujours un coup dans le ventre, et le coeur se mettait à battre fort fort, et on courait dans tous les sens, on voulait se réfugier (mais les arbres étaient toujours trop loin, et les hyènes couraient vite), mais en même temps on ne voulait laisser personne sur le terrain,n'abandonner aucun autre chasseur-cueilleur à la merci des hyènes. Et puis on voulait se battre avec ces hyènes, parce que dans chasseur-cueilleur, il y a chasseur, et les hyènes, c'est quand même du gibier (même si ça pue pas mal, comme viande).

À bien y réfléchir, c'était ça, l'intérêt du jeu : penser à des catastrophes sans que ce soit de vraies catastrophes. Penser à des aventures qui ne faisaient qu'un peu peur. Imaginer des risques sans risques.

Du haut des plus grands arbres, les vieux singes regardaient jouer Rahoul et les autres. Les grands singes ne jouaient pas. Il ne leur serait pas venu à l'idée de faire semblant de risquer d'être mangés par des hyènes. Ils ne s'entraînaient jamais.

Cela dit, ils ne descendaient jamais trop des arbres. Ils préféraient rester assis sur les branches à se gratter les noix. Et quand on leur disait que ça faisait vraiment moche, de se gratter, les vieux singes vous regardaient sans rien dire (faut dire qu'ils ne parlaient pas), avec la tête du type qui se gratte là où ça le gratte un point c'est tout.

Rahoul, ce soir-là, pensa que son père avait dû se tromper quand il avait dit que les vieux singes étaient leurs ancêtres à tous. Il y avait quand même quelque chose de fondamentalement différent. Parce que les vieux singes avaient l'air tout à fait incapables de jouer à des jeux qui ressemblaient à la vraie vie ; incapables d'imaginer, de prévoir, de se projeter dans l'avenir.

Oh, bien sûr, ils avaient l'air de dire (toujours sans parler) que penser à l'avenir, c'était le meilleur moyen pour mourir jeune. On pense aux hyènes, on se prépare à leurs attaques, on se fabrique un bâton pour se défendre, et total on en oublie de se gratter là où ça gratte et ça gratte tellement que ça devient invivable. Et quand les hyènes, les vraies hyènes, déboulent sans prévenir, c'est bien entendu au moment où on a posé le bâton pour se gratter.

Les vieux singes étaient malins, et ils avaient peut-être raison en un sens. Seulement Rahoul adorait jouer. Il ne pouvait pas s'empêcher d'imaginer, de rêver, de penser au lendemain et aux aventures qui l'attendaient.

Ce soir-là, Rahoul n'inventa rien, à part peut-être les matches de rugby, l'hygiène qui ressemble à hyène et qui évite de se gratter. Mais il se rendit compte qu'il avait tendance à être un peu anxieux, parfois, tant les jeux et l'avenir lui plaisaient, et tant il avait tendance à penser l'avenir.

La prochaine fois, pensa-t-il, je serai une hyène dont tout le monde a peur. Zéro stress, que des dents (et une haleine de bouc).

Mais non, décidément, hyène, c'était trop nul. Singe alors ? On pourrait jouer à rester dans les arbres et à ne rien faire sauf se gratter ?

Rahoul, avant de s'endormir, essaya d'imaginer un jeu où il ne serait ni hyène ni singe. Mais il lui fallait un mot. Un mmmmot. Un peu comme mammouth (parce que c'était un joli mot). Un mot qui désigne ceux qui chassaient-cueillaient-jouaient-s'inquiétaient et triomphaient parfois des hyènes et des gratouillis.
Mmmh. Hum. Hom.

Homme.
Ca, c'était un chouette mot.

C'était décidé, Rahoul allait être un homme.

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