19.9.18

1153 - Ne pas en parler

1) Puisque plus personne ne lis ces pages, 

elles me servent de défouloir. Mais je te rassure, je ne te parlerai pas de la surprenante tempête d'émotions contradictoires dans laquelle me plonge cette rentrée littéraire - j'aurais dû me douter, après mes années de prof, qu'une rentrée ne me ferait pas forcément de bien (et à ce sujet, sais-tu qu'en anglais, le terme de "rentrée" est compliqué à traduire, parce qu'il n'existe pas de concept équivalent - "moment où le retour des enfants à l'école conditionne la perception de l'organisation du temps annuel" - hop on s'en fout fermons la parenthèse).

Bref, il faudrait un mot pour "sentiment d'injustice devant la réussite des autres, qu'elle soit ou non méritée, mêlé à la tendance à minorer, voire mépriser, ses propres succès". Je propose rentrisme, ou caussitude.
Exemple : " J'ai appris hier soir qu'Oublier mon père faisait partie de la sélection Révélations 2018 de la SGDL. Et comme j'étais en plein rentrisme, j'ai pensé 'ah bin oui, forcément, c'est parce que je paie ma cotisation' "

Mais rassure-toi, ça se soigne - dans un premier temps par le mettage de doigt sur le problème. Et aussi par des exercices de gratitude, pour tenter de garder le bon sans se préoccuper du moins bon.

Sans parler, bien sûr, des obscures divinités qu'on peut appeler à la rescousse. Là, on touche à l'intime - j'ai dû te dire que, petit, j'avais peur des mots amour, dieu et sexe, qui me paraissaient tabous.
Je n'ai sans doute pas beaucoup grandi.

Et pourtant, j'ai cette anecdote. Elle aussi un peu honteuse, un peu difficile à assumer.

Nageant dans le Cognac

2) Une anecdote musicale

C'est Anton mon grand fils qui m'y a fait penser pendant les vendanges. Je versais le raisin dans le pressoir et il m'a dit je vais voir Papy.
J'ai eu envie de pleurer. Je n'avais pas pensé à le faire.
Papa est toujours là-bas, près des pins parasols et du pont romain, face à l'os dénudé du rocher de Vingrau.
À côté de sa tombe, il y a le lit de gravier sous lequel repose un type solitaire que j'ai peut-être connu. Les chats viennent y caguer avec conscience. Le trophée de cycliste déposé par ma grand-mère est encore caché derrière le caveau, on le trouve abominable.
J'ai fini de presser le raisin, goûté le trop sucré qui en coule, collant, presque addictif. Anton est revenu les yeux rougis. J'ai grommelé un truc - je n'arrive toujours pas à lui exprimer la tendresse et la peur immense d'avoir gâché son enfance qui bloquent ma poitrine chaque fois que je le vois.
Et je suis allé voir mon père.
Alors bien sûr, j'ai pleuré un tout petit peu. Bien sûr, je lui ai parlé. J'ai regardé Vingrau, les vignes dans la plaine, le ciel trop bleu pour un cimetière. Je lui ai dit Papa je suis perdu.
Je pars du principe qu'il sait toujours où j'en suis, ce que je sens. Peut-être mieux que moi-même. Je pars du principe qu'il connaît les craintes qui m'agitent sur l'avenir du monde, sur la survie de la planète, sur la vérité de l'amour, surtout complexe.
Mais il ne m'a rien dit.
J'ai chanté à son enterrement Il y aura d'autres étés de Claude Roy et parfois je me dis qu'il n'y aura plus d'autres automnes.
Papa aimait la chanson française, je crois. Il n'en écoutait pas souvent, mais une fois ou deux il m'a surpris en attirant mon attention sur des chanteurs - Bertrand Betsch, par exemple.
J'ai attendu encore un peu. J'ai regardé passer les nuages. Je lui ai demandé si les nouveaux voisins ne le dérangeaient pas - on refait le cimetière du village.
Mais il ne m'a pas répondu.
Je suis reparti avec dans la gorge des chansons nouées, des mots pesants de ne plus trouver d'écho.
Anton a conduit sur l'autoroute du retour. Il a tellement grandi. Je regardais mon téléphone.

La tristesse collante m'est restée tout le soir, au point que, pour ne pas m'endormir avec elle, je me suis allongé immobile, à écouter la radio dans le salon. Je n'avais pas fait ça depuis l'époque de ma plus grande solitude.
J'avoue avoir pensé en cet instant que la mort est définitive.

Et puis la radio a passé ce titre - je ne l'avais jamais entendu, mais j'ai reconnu la voix de Bertrand Belin. Ce titre qui disait, en substance, Je suis ton papounet, je n'ai pas de réponse, juste l'amour que j'ai pour toi, et mon admiration, mon garçon.

C'était tout simple. Sans magie aucune.
Juste les mots que j'avais besoin d'entendre.
Je me suis dit que mon père, tout de même, était un sacré bonhomme, de savoir commander les ondes à distance après sa mort.

Prudent tout de même, j'ai préféré garder ça pour moi (à part les deux larmes d'hommage qui m'ont échappé sur le moment) et ne pas chercher tout de suite à réentendre ce morceau de Bertrand Belin.

Jusqu'à ce matin où, émotions un peu digérées, j'ai eu envie de confier ça à cette page.

Pour m'apercevoir qu'il n'existe pas de chanson de Bertrand Belin intitulée Papounet.


3) En guise de PS

Bon, plus personne ne lit les blogs ; mais si tu tombes ici par hasard, et que tu peux me dire de quelle chanson je parle, quel est ce chanteur que j'ai pu confondre avec Bertrand Belin... J'écouterais bien à nouveau cette chanson, quitte à la faire écouter à Anton et Zadig.

4) En guise de PPS

Bénie soit l'informatique qui laisse des traces : j'ai trouvé de quel titre il s'agissait. Alexis HK, pas Bertrand Belin (oué, pardon les garçons, j'ai aussi peur de vous confondre que de préférer l'un à l'autre) ; et la chanson s'appelle probablement "Salut mon grand", à paraître le 5 octobre sur l'album Comme un ours.










8 commentaires:

estèf a dit…

Ben si. Il y a quelqu’un.

Manu a dit…

Estèf, si tu commences à faire croire à un auteur qu'il a des lecteurs, tu n'as pas fini de l'entendre raconter des histoires... :-) Et puis merci de ta présence fidèle ; ça va, toi ? (Je veux dire, puisqu'on est que tous les deux, autant discuter le coup, hein)

Milady a dit…

Et puis il y a moi... Moi qui en lisant ces quelques lignes ai revécu tant de souvenirs en une seule page, qui me suis laissée submerger par un flot d'émotions brutes, une vague, un tsunami. Le présent fait mal et pourtant, ce passé fait du bien, plus il ramène dans son cortège nostalgique l'esquisse du sourire. Comme disait Anaxagore, "le visible ouvre nos regards sur l'invisible", derrière les mots sourdent les sentiments. Je ne suis qu'au tout début de ce blog mais déjà un grand merci pour cet instant d'intense partage.

Manu a dit…

Ah bin oui mais enfin, si en plus on commence à recruter de nouveauvelles lectriceteurs, on n'en a pas fini... C'est qu'on allait fermer, ici. Je vous ai prévenus, faut pas me pousser, sinon je ne réponds de.

Milady a dit…

Ce qui serait fort dommage que de fermer. Juste au moment où je pointe mon nez - sourit -. Tant de choses à dire, à exprimer et surtout à partager... C'est peut-être dû au vent qui souffle sur les crêtes du Mont Tauch... On dit d'ailleurs qu'il ne fait que passer. Probablement qu'il aura semé les murmures d'un écrivain plein de talent et de sensibilité. Ce n'est donc pas l'heure d'arrêter mais plutôt de conter ce dont on ne pourrait se lasser

Manu a dit…

Merci beaucoup pour le. Hélas, comme tu peux le voir, ou pourras, la fermeture n'est plus tellement d'actualité - c'est à cause de vous, aussi... J'en ai même profité pour corriger un léger défaut de numérotation qui traînait depuis des lustres.
Je conte, alors.

estèf a dit…

Ça va, oui bien. Il faut que je te lise plus ailleurs puisqu’ici c’est devenu rare....
C’est vrai les blogs s’étiolent.
Oublier mon père.
Justement j’y pensais ces jours-ci. Et hier je te lis ici. Et puis j’entre dans cette salle où je n’étais pas revenu depuis 3 ans. Je reconnaissais quelque chose. J’avais oublié. C’était le matin où un truc avait claqué dans sa tête. J’avais fait mon job un peu fébrile. Puis j’avais pris la route vers d’autres monts. Le commencement de la fin.The beginning of the end si tu préfères.
Merci à toi aussi.

Anonyme a dit…

J'ai aimé. Beaucoup. Très beaucoup ! "Oublier mon père" reste pour moi le roman de la maturité. Fait de petits bouts de toi, il raconte au final la banalité des vies de souffrance et d'incompréhension, teintées d'espoirs, de souvenirs épars que l'on tente au mieux de recoller, pour donner sens à nos vies, à LA vie.
Simple, beau, efficace.
Un roman qui n'est pas démonstratif et qui parle simplement en écho à nos intimités, disséminées ça et là, aux quatre coins du monde. C'est peut-être en cela qu'il n'a pas besoin de prix et qu'il n'a pas de prix. Si je devais lui en décerner un, ce serait celui du cœur, car sous cette plume, tu es libre, ou du moins, tu en as l'air, comme le chante si bien IGIT dans sa chanson.

Régale nous encore.

Fa