Et ce jour-là, pour une fois, ce ne serait pas pour lui, pour son petit nombril, ni même pour ses rejetons chéris qu'il s'inquièterait ; même pas, pardonnons-lui, pour le sort du pays, de la planète, de l'univers et de la quête cosmique du sens. Non, ce jour-là, il serait inquiet pour Elle.
Il aurait appris, au fil des jours, que souvent c'était ses propres sentiments qu'il peignait sur le visage de sa compagne ; il aurait compris comment formuler ces émotions, comment dire "je me sens triste", ou "inquiet", ou "en colère", "parce que dans cette situation j'attendrais ceci, et que c'est cela qui arrive ; parce qu'à ta place, je ferais ça, et que le fait que tu fasses autre chose me trouble".
Il serait assez content de lui.
Ce couillon.
Mais il se souviendrait aussi d'une autre femme - celle d'avant, celle qui un jour sous l'arbre où ils se séparaient lui avait lancé cette accusation,
tu m'as laissé vivre deux ans dans la dépression sans t'en rendre compte
(Et c'est vrai qu'il n'avait rien vu. Tout au plus avait-il pensé, pour se trouver des excuses, que ces moments de sa vie où il rêvait de mort et de falaises, de rochers qui se perdaient stériles dans l'infini du cosmos - ces jours où il arrêtait la voiture sur le bord de la route pour essayer de comprendre s'il devait pleurer, hurler ou mourir mais sans que ça fasse trop mal s'il vous plaît - c'était sa façon à lui de reprendre à son compte les angoisses dissimulées de celle qu'il aimait tant bien que mal.)
Ce jour-là, donc, il serait inquiet pour Elle. Il mettrait des mots sur ses silences, il ferait dans sa tête la comptabilité du malheur : c'est comme la fois où, ça montre bien que, c'est toujours la même chose.
Et retors comme il l'était, il se chercherait peut-être quelques portes de sortie - il aurait tant besoin de réconfort, n'est-ce pas, et quel meilleur réconfort que des bras amis, qu'une main qui se pose sur la poitrine, qu'un battement de cœur et de cils peau contre peau ?
Quelques semaines plus tôt, il aurait coché une date sur son calendrier. Arbitrairement. Ce jour-là, il faudra que la situation ait changé. D'ici là, je laisse faire. Ensuite, je verrai.
Le jour serait arrivé. Il n'aurait rien vu. Rien de spécial. Il aurait toujours autant de mal à interpréter ses silences, et toujours autant de facilité à y lire ce dont il était convaincu. Il serait sorti, serait rentré tard. Et, oui, quelques yeux, quelques corps, l'auraient troublé au passage.
Et puis le lendemain, elle aurait préparé des pâtes fraîches à la tomate et au basilic du jardin. Alors, il commencerait, hésitant - tu sais, je m'inquiète, je voudrais que...
Et là, elle lui aurait répondu, Tout va bien grand couillon, arrête de te nouer les tripes aux neurones, il fait trop chaud pour s'agiter. Oh, et pour ta gouverne, je suis heureuse - même avec toi, de temps en temps.
Il se dirait alors qu'au moins, les grandes inquiétudes font de belles chansons.
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