4.8.09
723 - Mardi, je te raconte
Esag déboucha hors d'haleine sur la plateforme, en haut de l'arbre ; son fils Rahoul le regardait, l'air passablement ennuyé.
- Bin, papa, t'es fou de crier comme ça ? Tu m'as fait peur.
- Recule, malheureux ! Reviens ici tout de suite !
Esage était si heureux de revoir son fils, et si inquiet en même temps, qu'il en oubliait de le dire.
C'était une habitude, chez lui : il criait d'abord, il s'attendrissait ensuite. Mais il criait souvent si longtemps qu'il en oubliait l'ensuite.
- Papa, je ne risque rien, tu le sais bien. C'est toi qui as le vertige.
Esag se renfrogna. Oui, il avait le vertige, surtout quand il voyait Rahoul se pencher au bord du précipice. Chez les hommes de cette époque, qui vivaient essentiellement dans les arbres, c'était plus qu'un handicap : c'était franchement ridicule.
Esag faisait de son mieux pour le cacher, et parvenait la plupart du temps à le faire ; mais quand il s'agissait de son fils, la sensation était si forte, si terrible dans son ventre, qu'il ne pouvait s'empêcher de le manifester.
- C'est bon, pas besoin de le crier sur les Arbres. Et puis ce n'est pas la question : qu'est-ce que tu fais ici ? demanda Esag.
Rahoul le regarda d'un air surpris :
- Mais enfin, Papa, c'est bien toi qui m'as parlé de cet Arbre ?
- Oui, et après ? répondit Esag.
- Papa, si tu te souviens bien, on n'a pas encore inventé les règles qui empêchent les enfants de découvrir par eux-mêmes. Tu n'as pas inventé l'interdiction, si ?
Esag hésita. Il lui semblait bien que si, quand même. Mais comment en être sûr ?
- Non, non, je suis formel, Papa : tu ne m'as jamais dit de ne pas monter à l'Arbre. J'ai même compris que, si tu m'en parlais, c'était pour que je le fasse moi-même. Rapport à ton vertige, que tu n'aurais jamais pu le faire tout seul. Donc, je suis monté. Logique, non ?
Esag fronça ses épails sourcils. Quand le gamin disait "logique", c'était qu'il était en train de l'embrouiller. Avant que la migraine le gagne, il essaya son arme favorite : le bon vieux coup de gueule.
- JE T'AI DIT DE DESCENDRE, ALORS TU DESCENDS !
- Quand ? rétorqua Rahoul.
- Quand quoi ? lança son père, la voix un peu plus douce. Maintenant, voilà quand. Tu descends maintenant.
- Non, je te demande quand tu m'as demandé de descendre, répliqua Rahoul d'un ton léger.
- Pardon ? Mais à l'instant ! (Esag commençait à être franchement agacé)
Rahoul leva les sourcils, l'air surpris :
- Je ne crois pas, non. Tu m'as dit : "je t'ai dit de descendre", ce qui suppose que tu m'avais dit de descendre avant. Avant de me dire de descendre. Non ?
Dans le cerveau d'Esag, des images de massue dansaient doucement.
- Ecoute... commença-t-il.
Rahoul se figea.
- J'écoute.
Esag ne trouva rien à ajouter. Il bredouilla un instant, puis se perdit dans ses réflexions (très limitées, il faut bien le dire : c'était quelque chose comme un rébus avec le dessin d'un arbre et une flèche vers le bas. Mais ça ne suffisait pas, il le sentait bien. Il manquait quelque chose à son rébus).
Le visage de Rahoul s'éclaira d'un sourire triste.
- J'écoute, Papa. J'écoute, et tu ne dis rien. Comme d'habitude. Oh, pour ce qui est de m'interdire de jouer avec la Pléistéchione, de me rappeler de faire mes deux voirs, tu me parles. Mais le reste du temps... Alors j'en ai eu assez. Assez de faire toujours les mêmes choses, de voir toujours les mêmes fesses." (quand on vit dans les arbres, c'est ce qu'on connaît le mieux chez son voisin du dessus). Et j'ai décidé de partir à l'aventure. Pour découvrir. Pour inventer. Toi, Esag, mon père, qu'as-tu jamais inventé ou découvert ? Rien, si je me trompe...
Les sourcils froncés, Esag essayait de suivre le flot des mots de son fils. Parfois, il poussait un petit râle, quelque chose comme "gnaaa...", ce qui aurait pu l'aider pour son rébus, mais ne faisait rien pour sa compréhension. Fallait voir comment il causait, le gosse : "qu'as-tu jamais inventé", ça voulait dire quoi, au fond ?
Mais Esag avait plus d'un tour dans sa peau de mammouth. Il avait inventé quelque chose, bien longtemps auparavant. Quelque chose dont il n'avait jamais voulu se servir, et encore moins montrer à Rahoul.
Peut-être qu'il était temps, maintenant.
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