Nous avons passé le ouikend à la montagne, dans le terrain de chasse de mes ancêtres. C'était bien - j'ai partagé avec ma mère les angoisses qui nous tordent le ventre en cet entre-deux tours.
Anton et Zadig ont bien grandi. Urbex oblige, ils ont voulu aller visiter l'immense centre de vacances aujourd'hui désaffecté qui surmonte le promontoire au-dessus du village.
C'est drôle que tout soit tombé en ruine. Il reste les murs, les toits en pente, les triangles des fenêtres ; à l'intérieur, tout est dévasté. Juste parce qu'un jour, plus personne n'a eu envie de faire vivre ce lieu - un peu vaste, un peu ambitieux, un peu incertain. Désormais, il attend de savoir s'il durera plus longtemps que le granit. C'est peu probable.
Anton a voté, l'autre dimanche. J'ai même voté comme lui - pour l'espoir, pour l'entrain, pour l'enthousiasme, le changement. Même si je sais que celui-ci est permanent et se fait souvent dans la douleur.
Et Anton hésitait à voter, le prochain dimanche.
On s'est assis à côté de lui. On a écouté son désespoir adolescent, son dégoût d'un ancien monde, son refus de se laisser faire, son envie d'agir. Pour plus de liberté, de tolérance, d'écoute, de respect ; pour plus de justice, d'égalité. De fraternité, bien sûr, même s'il a un peu tendance à se disputer toutes les cinq minutes avec son frère.
Et nous les désormais vieux on lui a parlé des infirmières, des enseignants, des banlieues, de l'Europe dont on rêvait ; de l'espoir de grandir tous ensemble, d'aborder ce monde qui vient et qui nous semble complexe. On lui parlé du faux futur qu'est le retour en arrière. On lui a parlé, aussi, du sens du vote - qui est choisir, pas décider ; répondre à la question nous qu'on pose, comme un adulte (oui, comme un vieux) qui préfère le moins pire. De la haine et de la colère qui constituent des réactions, pas des réponses.Et aussi de cette certitude - plus l'ennemi est fort, déterminé, vindicatif, plus il est difficile de le combattre sans y laisser une trop grande partie de sa vie.
Entre les murs abandonnés du village de vacances, on a regardé la piscine, vide aujourd'hui, qui donnait sur la vallée. Je me rappelais encore m'y être baigné, avoir fait la fête au bar jonché désormais de détritus de verre et d'extincteurs vidés.
Je me suis demandé un instant si un jour je regarderais ce week-end avec les mêmes yeux, en me disant c'était un si joli pays. Si on peut se lasser de la démocratie, la laisser aux autres, l'abandonner à son sort - pour que quinze ans plus tard des urbexplorateurs de la chose politique viennent constater avec un frisson étrange qu'il ne reste désormais plus qu'un espace vide là où il y avait la vie.
C'était un si joli pays, Zadig. Oh, pas parfait, pas idéal, avec ses antagonismes, ses disputes, ses oppositions. C'était un pays qui fonctionnait tant bien que mal, bon an mal an, avec presque assez d'espace pour tout le monde et un tout petit peu d'espoir pour la suite ; avec des idéaux, avec des beaux moments, avec des choses qui marchaient. Et puis peu à peu, on s'est mis à penser que ç'aurait dû être énormément mieux, qu'il nous fallait tout, tout de suite ; que ce vieux monde-là ne nous donnait pas assez. Alors, on est partis, sans répondre à ses demandes.
Au repas, après l'avoir écouté, dit à Zadig, Je ne suis pas d'accord, mon grand. Voter, c'est important - c'est même ce qui détermine ton appartenance à cet ensemble de destins bousculés qu'on appelle un pays. Voter, c'est décider si on veut encore faire quelque chose du cadre, ou si on le laisse aux autres - ou à la destruction, c'est selon.
Un jour, mon grand, tu feras peut-être de la politique. Pas dans la rue, où le combat est trop inégal ; pas sur le Net, où les blocs de parole et les invectives tiennent lieu de débat. Un jour, tu auras les rênes du monde entre tes mains - après tout, elles sont là, disponibles, pour peu qu'on ait le courage et l'abnégation de s'en emparer. Un jour tu avanceras vers le pays dont tu rêves ; mais je ne crois pas que ce soit possible si tu laisses péricliter celui dont tu viens, celui qui existe.
Et puis on est passés à autre chose - on souriait, avec ma mère, de ces instants de bonheur, et bien sûr on pleurait un peu en pensant que sans notre absent, c'était un peu triste, cet anniversaire. On avait peur pour la suite, en petits vieux qui savent que la joie est précaire, et qui prient pour que les gentils gagnent vraiment à la fin.
L'après-midi, Anton et Zadig sont retournés explorer les ruines. Je ne sais pas ce qu'ils y ont trouvé.
Le soir, Anton m'a dit qu'il irait voter. Peut-être pas pour, mais contre, certainement - parce que, m'a-t-il dit, la question l'intéresse et elle s'adresse à lui.
Répondre sans répondre est peut-être la posture du sage, mais on n'est pas sérieux quand on a dix-huit ans. Et toute une vie à construire en démocratie.