5.5.09

671 - Mardi, je te raconte


Or donc, Rahoul avait inventé le mot. Attention, pas le grognement, pas le cri du fond de la gorge qui pouvait signifier "Tigre à dents de sabre en vue, grimpe dans l'arbre !" aussi bien que "Rahaha fait suer, tu as encore déchiré ta peau de bête en jouant au jeu des hyènes !"? Non, le mot-mot, celui qui désigne une et une seule chose.

Tiens, le mot arbre, par exemple. Auparavant, Rahoul y grimpait y jouait y dormait s'y abritait ; ses mains connaissaient les différences entre cet arbre-ci et cet arbre-là, son ventre savait reconnaître lequel portait des fruits et lequel recelait des insectes croustillants ; mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, personne n'avait jamais pensé à appeler "arbre" indifféremment cet arbre-ci et cet arbre-là. Personne n'avait jamais pensé qu'utiliser une suite de sons définis pour désigner un ensemble essentiellement vertical et branchu pouvait servir à quelque chose.

Et pendant quelques temps, Rahoul lui-même n'aurait su dire à quoi servaient les mots. Les Autres, par exemple, étaient des autres ; à quoi bon les nommer Jean-Luc, Anne-Marie, Mowgli ou Chewbacca ?

Pourtant, Rahoul s'y amusait, dans son coin. Il avait remarqué que, dans les autres, il y avait des autres comme ci (grosso modo comme lui, à peu de choses près), et des autres comme ça (pas tout à fait pareil, mais quand même). Il décida de les appeler garçons et filles. Ca ne changeait pas grand-chose, parce qu'à l'époque, quand on jouait, des hyènes restaient des hyènes ; néanmoins, il s'aperçut vite que certains Autres garçons et certaines Autres filles étaient souvent plus sympathiques avec lui, qu'il avait plus de plaisir à les retrouver que les autres Autres. Rahoul venait d'inventer les Amis.

Mais n'anticipons pas. Car avec les mots, Rahoul avait senti naître en lui une idée étrange. Comme si une voix dans sa tête disait : puisque cet arbre-ci est essentiellement semblable à cet arbre-là, et pourtant différent, y a-t-il d'autres arbres que je ne connais pas encore et qui mériteraient le nom d'arbres sans pour autant être les mêmes arbres ?

Je te rassure, ça ne venait pas aussi vite : ça poussait doucement, comme un arbre justement (Rahoul venait d'inventer l'analogie, comme ça, sans même y faire attention). Mais il y avait déjà dans la tête de Rahoul l'idée que les autres arbres, ceux qu'il ne connaissais pas encore, pouvait valoir le coup d'oeil.

1 commentaire:

Dahu l'Arthropode a dit…

Mais Rahoul, s'appelait-il déjà Rahoul?