28.11.18

1156 - Note d'intention

Au départ, il y avait cette lumière de printemps, ce salon du Livre où je me sentais un peu à l'écart. Je suis sorti à un moment observer le soleil sous les arbres, profiter de la chaleur des vieilles pierres.

Il y avait une sorte de mare, un vivier je crois, où des poissons bougeaient lentement. Et au-dessus, un petit garçon qui les regardait. Dans ses yeux, dans sa façon de regarder les poissons, j'ai senti une tristesse indicible, au-delà des mots. J'ai pensé à mon fils, dont je me sentais mauvais père. A la difficulté de le voir s'éloigner de moi.

- Tu fais quoi ? m'a lancé un dessinateur de BD que j'avais croisé quelques instants plus tôt.

Ca m'a tiré de ma rêverie. J'ai détourné la tête pour répondre par une blague quelconque. Quand j'ai regardé à nouveau dans sa direction, le petit garçon triste avait disparu.

Avec le dessinateur, on a discuté, comme on discute sur un salon du livre. À un moment, il m'a dit qu'il cherchait peut-être un scénario ; et comme déjà à l'époque je rêvais d'en écrire, je lui ai lancé : "J'ai une histoire".

Ce n'était pas tout à fait vrai - j'avais juste une image de départ, celle d'un gamin aux yeux tristes qui regarde des poissons sans rien dire.
Quelques jours plus tard, néanmoins le dessinateur de BD recevait un découpage intitulé Ton histoire. Ca parlait d'un petit garçon enfermé dans son silence, d'un père qui dessinait des voitures, et de comment l'un et l'autre finissaient par se retrouver à travers une 2CV un peu magique.

Le dessinateur a beaucoup aimé ; ça devait être son prochain album, ou celui d'après. En tout cas, il était preneur. Jusqu'au moment où, quelques mois plus tard, désirs réciproques retombés, j'ai fait mon deuil de cette aventure.

Il a fallu encore quelques mois, peut-être des années, pour que je me repenche sur cette histoire. Puisqu'elle me tenait à coeur, pourquoi ne pas en faire un roman ? J'ai écrit La 2CV verte en marchant et en me promenant en voiture sur les petites routes du Sud-ouest. En 2016, les éditions Denoël ont décidé de le publier. Le roman a connu, connaît encore, une carrière honorable - il est paru en poche et a été traduit en quatre langues.

N'empêche que j'avais toujours envie d'écrire des scénarios, pour l'écran ou la BD. J'avais même suivi des formations pour ça. En 2017, j'ai été sélectionné à la formation "Adapter son roman en scénario" de la Femis. J'ai passé six mois à apprendre, désapprendre, réapprendre, à démonter et à douter - un peu comme on bricole un moteur de voiture, les mains dans le cambouis, sans savoir si elle démarrera un jour. J'en suis ressorti avec autant de projets que de questions, ainsi que plusieurs versions de La 2CV verte (tellement différentes qu'une fois, elle a même viré au rouge). J'ai contacté plusieurs producteurs et autres professionnels pour poursuivre l'aventure ; si j'ai eu des échos positifs, rien ne s'est concrétisé. Il faut dire que je ne savais pas si je voulais me positionner comme scénariste ou réalisateur, ce que je pouvais offrir à d'autres et ce que je voulais garder pour moi.

Le temps a passé. Sur mon calendrier des choses à faire, j'avais noté, au 1er décembre, "Scénario long court". En toute hypothèse, je n'avais pas le temps d'écrire une nouvelle version pour cette date. Mais, allez savoir pourquoi, mes projets de traduction ont avancé à une vitesse folle, et mon envie a grandi ; pour finir, j'ai disposé de juste assez de temps pour reprendre d'un bout à l'autre l'histoire, rebâtir presque de zéro un enchaînement de 90 séquences et quelques (non dialoguées, ce qu'on nomme un "traitement") intitulée 2CV verte sans retour. Au cours de cette semaine à bout de souffle, je me suis rendu compte que beaucoup de choses, dans ma tête, avaient changé ; que l'histoire semblait s'écrire d'elle-même, que les moments s'enchaînaient, que les personnages me parlaient et se parlaient entre eux - bref, qu'ils existaient comme jamais.

C'est donc les mains un peu tremblantes, mais avec un sentiment de joie non dissimulée, que je soumets à votre lecture ce résultat de quelques années de doutes, de travail et de maturation - tout ça à cause de l'image d'un petit garçon aux yeux tristes dans le soleil de printemps.


21.11.18

1155 - Mélanconnerie (Ce que je ne donnerais pas)

Ce que je ne donnerais pas

Pour que ma vue encore se centre
Sur

L'univers en rotation
D'un pneu VTT Hutchinson à bande large
Cent quatre-vingt dix neuf francs quatre-vingt dix-neuf chez Décathlon

Engagé en cette seconde précise dans une ornière délicate à négocier
Tapissée de feuilles humides
Odeur de terre dans mes poumons

Tandis que sous mon casque s'évaporent
Les habituelles inquiétudes
Sur

Mon prochain poste en lycée mon désir pour tes amies la maison que nous habiterons

La possibilité de prendre un crédit sur mon premier salaire  pour  acheter une BX
- 1 litre 9 diesel avec moins de deux cents mille au compteur -

Sur

ton avenir et le nôtre
le prix de l'immobilier ancien dans les communes rurales
le cours que je ferai demain

la moyenne qu'affiche le compteur filaire, la fréquence maximale de mon rythme cardiaque
- deux cent vingt moins l'âge, mur malléable de douleur.

Le chemin plonge entre les chênes et les arbres ressemblent
Aux colonnes Excel où je reporte jour après jour mes performances parcours
En regrettant, nuit après nuit,
Que nos étreintes nous laissent toujours à distance.

Tu parles d'arrêter la pilule et j'ai peur

- corriger la trajectoire pour éviter la branche basse et viser juste après la bosse -

Au moment où s'envole
Le VTT semi-rigide au cadre alu
Acheté en trois mensualités dans une grande surface
(la fourche fuit, il faut que je retourne au service après-vente à cinquante kilomètres d'ici),

Il est possible que je pense

Ce que je ne donnerais pas

Pour avoir su où la vie me mène
Pour être l'homme de demain

Pour rayonner et pour écrire
Pour avoir dépassé l'âge mûr

Pour être aussi vieux que mon père
Plus sage, plus radieux, plus accompli

Pour avoir creusé mon sillon
              remporté deux ou trois courses
conquis deux ou trois espaces
des coeurs et des corps différents
             éteint mes doutes et ma tristesse
fait la fierté de mes enfants

Comme je serai beau et désirable, 
le cuir salé de larmes et de sourires.

Que serai-je quand je serai grand ?

(C'était quelques mois avant que mes fils m'offrent
La chance d'écouter en boucle la chanson de Kirikou -
 Et quand tu seras grand, voudras-tu être petit ?)