28.9.18

1152 bis - Planer

Je prends l'avion demain. Bon, rien de grave, normalement ; ma peur en vol semble avoir diminué ces dernières années (encore que te raconterai un moment de parapente peu glorieux). Il est désormais rare que je me livre à mon exercice favori en l'air - dis, si je meurs maintenant, qu'est-ce que j'ai fait de bien, qu'est-ce que je laisse d'inachevé ?

Hier j'ai retrouvé via les réseaux une amie hypermnésique qui a gardé des mots d'il y a vingt ans. J'ai effacé quelques années de mails, pour décroître ; retrouvé au passage des traces d'amis, d'amours et de projets. Et, plus étonnant encore - les enfants ont fait le repas, à midi et le soir.

Depuis le temps qu'on attendait ça, avec ma douce, on a failli ne pas s'en rendre compte, tant on geekait sur nos écrans. Dans la cuisine, nos deux petits s'agitaient, nous faisaient rire. Ils nous ont servi comme si nous étions leurs ados boudeurs, levant à peine la tête pour grommeler "oh c'est joli". Et c'était bon, en plus.

Toutes ces années où nous leur avons seriné des mots comme autonomie  partager penser à l'autre - et c'est quand on n'y pense plus, justement, que ça arrive.

Si je meurs en avion, je regretterai juste de ne pas avoir le temps de goûter leurs prochains plats. Pour le reste : j'ai fait comme j'ai pu entre amour, peur et désir. Pensez à arroser les plantes et soyez gentils avec vous-mêmes, vous le valez.



26.9.18

1151 bis - Décroître, recommencer

Tu vois, il est possible de revenir en arrière, un tout petit peu. De reconnaître son erreur, de la corriger en passant. Sans faire comme si de rien n'était.

Je ne sais pas comment s'est décalée la comptabilisation de ces posts, mais voilà : selon blogger - et j'ai toutes les raisons de le croire - nous en sommes officiellement au mille cent cinquante et unième texte sur ce blog.

Zoé parle de moi sur le sien ; c'est drôle, de revenir à la ligne, de remonter dans le temps.

De supprimer les images (si je t'expliquais les manips complexes nécessaires pour écrire ici, tu rirais, toi le fan d'Instagraphe et de #rapidité) pour juste raconter -

un oiseau s'est posé sur la branche de l'if - regardé sans y croire le jardin taillé court
j'ai affûté mes lames huilé mes outils allumé le feu à la fumée épaisse
triangle de soleil, l'antenne hérissée vacille et tranche le ciel
l'automne peut venir, mes sauges sont courtes
je trouverai une place pour l'arbre et les rongeurs.

ça pose le décor, non ? Voilà pour le où.

Pour le comment : Milady, avec qui nous avons entrepris une recorrespondance, me raconte sa vie - que te dire de la mienne ?

Le jardin est jaune et ocre, la maison tient le coup, nous y sommes bien - elle est en bois mais le loup est asthmatique.

Les enfants déploient leurs ailes pour aller picorer ailleurs. Mon coeur de père se serre, ça sert à ça, comme quand ils montaient sur les auto-tamponneuses et que je regrettais déjà leur éloignement. Et bien sûr je leur crie dessus et je suis incapable de déployer la patience et la bienveillance dont ils auraient besoin. Si peur d'être un mauvais père et fâché de m'absenter à eux.

Le vent maintenant nettoie les feuilles mortes, déploie les cendres des tiges brûlées.
Le quand :

Sur la page de mon grand carnet une quinzaine de projets affichent leurs couleurs fluo ; beaucoup de graines, combien de plantes ?

Demain ou tout comme, ce sera une île et l'océan - un salon à La Réunion, mazette ! J'espère y trouver le secret d'une plus jolie sérénité. Celle qui permet de se dire qu'aller en arrière, c'est aussi avancer.

Je te laisse donc dans la fraîcheur surprenante d'un matin après la pleine lune ; je fais peau neuve de papier peint, marre des bouquins jaunâtre.

au plaisir de te lire et de penser à toi.

21.9.18

1150 - Chanson d'automne

Combien de temps que tu n'as pas glissé, par une nuit de demi-lune, dans le jardin,
combien de temps qu'à l'écart des dormeurs tu n'as pas écrit la veille du solstice, de l'équinoxe ?

tu ne comptes plus,
plus pour rien,
Combien de temps t'es-tu contraint à mesurer tes paroles,
tes mots, tes titres, un deux trois un deux trois,
à caler un image au centre ou à gauche ou à droite,
Combien de temps t'es-tu, combien de temps t'es-tu tu

J'ai peur, ce soir, j'ai peur à n'en plus dormir, à compter mes terreurs et mes bénédictions,
j'ai peur de ne plus compter, de ne plus écrire,
j'ai peur de voir la terre s'effondrer le ciel nous fondre sur la tête les eaux monter les chars envahir les rues la rage gagner du terrain,
la guerre engendrer la guerre engendrer la guerre engendrer la paix des épuisés

déjà dans le jardin les rats gambadent,
et que puis-je y faire, je refuse de les empoisonner,

je ne peux leur laisser ronger la substance toxique qui de leurs viscères coulera
dans les fleurs
dans le sol
dans les eaux qui s'infiltrent et la pluie qui remonte,
condamnant à l'avance bien plus qu'une portée de surmulots
un écosystème

piégé par mon économie, par mon système, pris à ma propre nasse, enfermé, infirme, finissant.

J'ai peur et j'enrage.

J'avais écrit cette histoire, Arthur et les oiseaux, ce texte sans prétention qui disait "On a sauvé les oiseaux", un passé dans le futur, conditionnel en quelque sorte,
et le texte était beau, le texte allait naître
et soudain - oh tiens non, il y a déjà ici - Le ciel sans les oiseaux.

J'ai souri, magnanime, hasard de l'édition, pas un texte parfait,
mais la nuit mon coeur soudain s'étrangle - pas pour les mots, par pour l'album,
mais pour ce que je dirai à l'Arthur qui m'inspire :

- Non, on ne les a pas sauvés ?

J'ai peur je n'en peux plus de penser la planète à deux doigts de la fin, au rebord du chaos. Ça m'est impossible, je m'y refuse,
je me voile les yeux
je me perds dans le bruit, le travail et le vin,
je me perds dans ce que je projette, j'ai chaud, je climatise,
je somatise en vrac, je ne veux plus sentir

Pourquoi suis-je muet - la frayeur qui m'agite est-elle inaudible ? Se perd-elle dans le fracas des disputes futiles (oh tel polémiste a bien fait son travail en insultant une telle, tel nervi qui rêvait de flingues et de conduites américaines se fait tancer publiquement, trompettes des médias, tambour des instabooks, cliquetweets assourdissants)

ou bien ne sert-elle à rien qu'à remplir les derniers jours ?

mais la Terre, bordel, la Terre s'ouvre, la Terre nous vomit, la Terre se gratte de nos excès, s'enflamme de notre prolifération, de notre insatiable, la Terre tempête de nous supporter,

La pyramide de Maslow, la pyramide de misère, besoin, toujours besoin, besoin d'en avoir plus, de produire reproduire surproduire et détruire
pour éloigner la nuit et les vieilles terreurs

besoin de brandir haut, de tremper tromper trumper défaire,
d'agir et de gicler, de secouer
besoin d'être violent
de détruire à moi seul le bien commun

Ô reconnaître que tout ça m'appartient
me découvrir incapable
de tout arrêter
de m'arrêter
d'arrêter

demain, demain j'

Alors, quoi faire ? Désespérer ?

Ou alors écrire.
Écrire l'avenir.
Clamer le récit de la planète que nous avons sauvée. Raconter nos échecs et nos crises, nos erreurs, le passé. Raconter l'avenir, tisser les lendemains,
l'équilibre,
convaincre par la légende
rallier par la beauté.

J'aimerais bien, tu sais, te raconter
la prise de conscience, le prix de la vie
comment les hommes ont appris à écouter
aux portes de leurs rêves
comment soudain, juste au bord de l'abîme,
ils se sont arrêtés,
se sont regardés mains tremblantes
se sont souvenus des enfants, des chemins dans les plantes
des oiseaux, du silence

d'un soir d'été il y a longtemps

ont respiré
se sont souri
ont reculé d'un pas, puis d'un autre
ont cessé de croire pour décroître
pour décoller

quelqu'un lança une plaisanterie, et tous rirent de ces rires qui fêtent la fin des guerres, de ces rires aux larmes gaies

et quand ils eurent franchi l'abîme d'un coup d'aile,

quand ils eurent compris
qu'ils n'étaient pas le monde, qu'ils en étaient la fin

ils partirent se reposer et se souvinrent

du jour où ils avaient failli devenir fou
et des histoires qui les sauvèrent.


La lune est calme. Une voiture passe sur l'avenue. Un moustique tète la chaleur de la lampe.
Je vais dormir. Je vais rêver.
Je me lèverai à l'automne
pour le fêter.

19.9.18

1153 - Ne pas en parler

1) Puisque plus personne ne lis ces pages, 

elles me servent de défouloir. Mais je te rassure, je ne te parlerai pas de la surprenante tempête d'émotions contradictoires dans laquelle me plonge cette rentrée littéraire - j'aurais dû me douter, après mes années de prof, qu'une rentrée ne me ferait pas forcément de bien (et à ce sujet, sais-tu qu'en anglais, le terme de "rentrée" est compliqué à traduire, parce qu'il n'existe pas de concept équivalent - "moment où le retour des enfants à l'école conditionne la perception de l'organisation du temps annuel" - hop on s'en fout fermons la parenthèse).

Bref, il faudrait un mot pour "sentiment d'injustice devant la réussite des autres, qu'elle soit ou non méritée, mêlé à la tendance à minorer, voire mépriser, ses propres succès". Je propose rentrisme, ou caussitude.
Exemple : " J'ai appris hier soir qu'Oublier mon père faisait partie de la sélection Révélations 2018 de la SGDL. Et comme j'étais en plein rentrisme, j'ai pensé 'ah bin oui, forcément, c'est parce que je paie ma cotisation' "

Mais rassure-toi, ça se soigne - dans un premier temps par le mettage de doigt sur le problème. Et aussi par des exercices de gratitude, pour tenter de garder le bon sans se préoccuper du moins bon.

Sans parler, bien sûr, des obscures divinités qu'on peut appeler à la rescousse. Là, on touche à l'intime - j'ai dû te dire que, petit, j'avais peur des mots amour, dieu et sexe, qui me paraissaient tabous.
Je n'ai sans doute pas beaucoup grandi.

Et pourtant, j'ai cette anecdote. Elle aussi un peu honteuse, un peu difficile à assumer.

Nageant dans le Cognac

2) Une anecdote musicale

C'est Anton mon grand fils qui m'y a fait penser pendant les vendanges. Je versais le raisin dans le pressoir et il m'a dit je vais voir Papy.
J'ai eu envie de pleurer. Je n'avais pas pensé à le faire.
Papa est toujours là-bas, près des pins parasols et du pont romain, face à l'os dénudé du rocher de Vingrau.
À côté de sa tombe, il y a le lit de gravier sous lequel repose un type solitaire que j'ai peut-être connu. Les chats viennent y caguer avec conscience. Le trophée de cycliste déposé par ma grand-mère est encore caché derrière le caveau, on le trouve abominable.
J'ai fini de presser le raisin, goûté le trop sucré qui en coule, collant, presque addictif. Anton est revenu les yeux rougis. J'ai grommelé un truc - je n'arrive toujours pas à lui exprimer la tendresse et la peur immense d'avoir gâché son enfance qui bloquent ma poitrine chaque fois que je le vois.
Et je suis allé voir mon père.
Alors bien sûr, j'ai pleuré un tout petit peu. Bien sûr, je lui ai parlé. J'ai regardé Vingrau, les vignes dans la plaine, le ciel trop bleu pour un cimetière. Je lui ai dit Papa je suis perdu.
Je pars du principe qu'il sait toujours où j'en suis, ce que je sens. Peut-être mieux que moi-même. Je pars du principe qu'il connaît les craintes qui m'agitent sur l'avenir du monde, sur la survie de la planète, sur la vérité de l'amour, surtout complexe.
Mais il ne m'a rien dit.
J'ai chanté à son enterrement Il y aura d'autres étés de Claude Roy et parfois je me dis qu'il n'y aura plus d'autres automnes.
Papa aimait la chanson française, je crois. Il n'en écoutait pas souvent, mais une fois ou deux il m'a surpris en attirant mon attention sur des chanteurs - Bertrand Betsch, par exemple.
J'ai attendu encore un peu. J'ai regardé passer les nuages. Je lui ai demandé si les nouveaux voisins ne le dérangeaient pas - on refait le cimetière du village.
Mais il ne m'a pas répondu.
Je suis reparti avec dans la gorge des chansons nouées, des mots pesants de ne plus trouver d'écho.
Anton a conduit sur l'autoroute du retour. Il a tellement grandi. Je regardais mon téléphone.

La tristesse collante m'est restée tout le soir, au point que, pour ne pas m'endormir avec elle, je me suis allongé immobile, à écouter la radio dans le salon. Je n'avais pas fait ça depuis l'époque de ma plus grande solitude.
J'avoue avoir pensé en cet instant que la mort est définitive.

Et puis la radio a passé ce titre - je ne l'avais jamais entendu, mais j'ai reconnu la voix de Bertrand Belin. Ce titre qui disait, en substance, Je suis ton papounet, je n'ai pas de réponse, juste l'amour que j'ai pour toi, et mon admiration, mon garçon.

C'était tout simple. Sans magie aucune.
Juste les mots que j'avais besoin d'entendre.
Je me suis dit que mon père, tout de même, était un sacré bonhomme, de savoir commander les ondes à distance après sa mort.

Prudent tout de même, j'ai préféré garder ça pour moi (à part les deux larmes d'hommage qui m'ont échappé sur le moment) et ne pas chercher tout de suite à réentendre ce morceau de Bertrand Belin.

Jusqu'à ce matin où, émotions un peu digérées, j'ai eu envie de confier ça à cette page.

Pour m'apercevoir qu'il n'existe pas de chanson de Bertrand Belin intitulée Papounet.


3) En guise de PS

Bon, plus personne ne lit les blogs ; mais si tu tombes ici par hasard, et que tu peux me dire de quelle chanson je parle, quel est ce chanteur que j'ai pu confondre avec Bertrand Belin... J'écouterais bien à nouveau cette chanson, quitte à la faire écouter à Anton et Zadig.

4) En guise de PPS

Bénie soit l'informatique qui laisse des traces : j'ai trouvé de quel titre il s'agissait. Alexis HK, pas Bertrand Belin (oué, pardon les garçons, j'ai aussi peur de vous confondre que de préférer l'un à l'autre) ; et la chanson s'appelle probablement "Salut mon grand", à paraître le 5 octobre sur l'album Comme un ours.