6.9.09

732 - Préparer les cours


Étrange, cette impression que tu as de ne pas être à la hauteur.

Cette nuit, dans le rêve, un élève te tenait tête. Tu finissais par t'asseoir en tailleur contre un arbre, attendant sans doute que quelque chose se passe.

Dans le matin tardif, tu pensais que tu ne voulais plus que ce métier hante tes nuits et tes matins ; tu te demandais comment faire sentir la différence entre auteur et narrateur ; tu te disais qu'il fallait peut-être en revenir à conjugaison-grammaire-orthographe, des leçons à l'ancienne, du contenu à apprendre par coeur en espérant qu'un jour ils trouvent par eux-mêmes un accès aux mots à la langue à la littérature. Aux textes.

Et puis tu pensais à Slip en Lin quand il racontait comment son prof de saxophone lui avait tout enseigné en restant lui-même, un musicien, un créateur.

Première cigarette, pour dissiper la peur de la nuit.

Et puis cette image du saxo a redessiné quelque chose.

Vendredi matin, les élèves étaient gentils.Polis. Presque intéressés. Les petits m'ont trouvé drôle -je ne sais pas bien ce qu'ils voulaient dire. J'ai mangé dans le parc près du canal, me disant qu'après tout.
Vendredi après-midi, les minutes collaient au cadran de ma non-montre ; nous n'avancions plus, j'hésitais, je me savais fourvoyé. Jules Verne n'avait rien à leur dire, même quand je leur parlais de Spielberg ou de Fast and Furious.
Les mêmes ficelles, vraiment - mais comment le voir quand la question posée était qui est l'auteur le narrateur relevez le cadre spatio-temporel.
Construire en kit, pas à pas, pour amener à l'indépendance. Les programmes de 1998, prévus d'après des observations d'élèves d'il y a quinze ans, au mieux.

Voici des partitions de saxophone, voici des disques. Voici les clés, l'anche, le bec, le corps. Tout démonté. Voilà. Pas à pas, vous apprendrez à jouer du saxophone.Pas ici, bien sûr, cela ferait trop de bruit. Mais vous avez tous les éléments en main pour devenir

(ici le nom d'un saxophoniste, mais ma mémoire est absente, inscrivez qui vous voulez, Miles Davis ou Louis Sclavis ou Eric Clapton).

C'est vrai que ma mémoire est absente ; j'ai assez vécu de dîners en ville où tout le monde parlait de ce qu'il avait lu vu fait, et moi qui me sentais un peu idiot, j'ai vu ce film lu ce livre puis oublié. Absorbé dans mes cellules mes gestes ma joie de vivre, mais me souvenir de ce qu'il racontait, oh, non...

Il me faudrait passer des heures à redécouvrir des textes, chercher des correspondances, fouiller les corpus ; ou bien m'appuyer sur un livre, un manuel dont les couleurs criardes sont affadies par les années de regards.

Ou.

Merde, les partitions, le remontage de saxo, est-ce que ça m'intéresse ? Est-ce que ça peut les intéresser ?

Les élèves se tiennent mal sur leur chaise, lourds, sans grâce, le regard qui s'en va. Quand ils sortent du collège, ils sourient s'interpellent allument des cigarettes parlent de vélos et de skate. Ils vont tous bien, ne nous en faisons pas.

J'ai aussi le droit de décider que je ne veux plus faire ce métier ; que passer des heures à traduire monter des morceaux de musique relire corriger créer des textes est ce qui me fascine, et que la vieillesse la sécurité de l'emploi sociale mutuelle assurance sont après tout des questions secondaires, voire des embûches sur la route de la vie. J'ai aussi le droit de démissionner pour changer de carrière, malgré la promesse d'un salaire d'indemnités de départ volontaire d'années sabbatiques pour réorientation. J'en ai aussi le droit, malgré les messages des commentaires qui rallument en moi l'idée de responsabilité de devoir de dette peut-être envers un système scolaire une famille des amis qui m'ont amené ici. J'ai aussi le droit de le faire, sans prétexter d'un système ceci ou d'une individualité cela. Sans que ce soit un échec, un manque de courage ou au contraire un acte de bravoure insigne. Juste comme on change, quoi.

Et si...

Non, ce serait.

Pourtant.

Je suis écrivain, merde. Plus étudiant en français. Je suis écrivain, et ce que je peux faire, c'est aider à écrire. À exprimer. D'accord ils sont jeunes et nombreux et complexés pour certains et pas tous très motivés. Ils parlent de théâtre, de films, de séries télé.

Qu'est-ce qui se passerait si je leur demandais d'écrire, et que je leur fournisse en cours (de route) les outils nécessaires, que je leur fasse remarquer leurs forces et leurs faiblesses, que je les guide vers d'autres textes qui pourraient les éclairer ?

Au pire, cela ne les intéressera pas plus. Au pire (ou au mieux) je me ferai virer pour ne pas coller au programme. Mais au mieux...

Atelier d'écriture théâtre pour les 3e. Récit pour les 5e. Lettre pour une 4e, pour l'autre je verrai.

Voilà. Ils sont prêts, les cours.

Demain, deuxième jour de mon CDD reconductible au jour le jour.

Étrange, cette impression que tu as de ne pas être à la hauteur.

12 commentaires:

Myriam L a dit…

Cette reconductibilité d'un CDD au jour le jour est fascinante et puissante de doutes et d'intégrité.
Le démontage, remontage du saxo, du lavabo, de la pompe à vélo, des neurones, du squelette, des cellules, du sens, du tissage, de la trame n'a absolument rien d'original mais faut y passer pour enfin accéder à l'original, l'oubli et à la cohérence.
Bon, ben, un peu obtus tout ça, mais le saxo, je le voyais vachement bien...

Oh!91 a dit…

C'est ça, va à tes cours comme en atelier d'écriture. Le reste n'est qu'accessoire.
Et je te le confirme : tu es un écrivain.

Rouge a dit…

J'ai bien l'impression que nous ne prenons pas tout à fait la rentrée de la même manière mais une chose est sûre (je ne sais pas si elle va te rassurer?!), tu serais bien un des rares profs de français avec qui je pourrais bien m'entendre! Et crois moi, (même si ça n'y ressemble pas trop!) c'est un vrai compliment (pour l'instant une seule est devenue une amie! c'est dire!)... En général je les déteste pour leur côté élitiste et égocentrique (je sais, j'ai une fâcheuse tendance à généraliser... mais là, ce n'est qu'un simple constat très objectif après quelques années d'expérience!!!)et à travers tes mots je n'ai rien perçu de tout cela... que de la bienveillance, des doutes (oh! comme cela est normal et même très rassurant!) et un goût pour l'écriture que tu leur transmettras très certainement... pas à tous, non, ne rêvons pas(!), mais quand on a déjà réussi à en convaincre quelques uns c'est déjà énorme!!!
Bon courage m'sieur pour demain! (et puis si tu veux qu'on échange des séquences didactiques poils au bic tu sais où me trouver poils au nez!)

Anonyme a dit…

Retour aux sources ....ou" On dirait que je serais la mère d'Esag" alors j'écrirais " Ya point d'honte - elle avait cet accent la mère d' Esag ? -à exercer un métier alimentaire . But -elle n'était pas encore bien latèralisée de l'idiome - il faut le faire comme tu le fais , Esag , avec honnêteté (et en suivant QUAND MÊME UN PEU les instructions de l'éhènne , Esag tu veux faire mourir ta mère , c'est ça tu veux ?) Mais c'est important pour Rahoul que son père lui assure ainsi- et aussi( car c'est un très bon père) - le remboursement des soins:le dentiste et l'ophtalmo , et tutti cuanti . Le sais tu Esag : il y a des cons qui refusent de soigner les CMU - pas en le leur disant , mais en proposant un RV dans .....mois , et le matin à 8h 25 ....ou tard le soir , après ....ou aussi en le disant " Je vais pas me faire suer à prendre des clients CMU "... et les petits Rahoul - ils ont à peine 10 ans, ils ne comprennent rien aux sigles -ils SAVENT l' humiliation - disent ils encore " la rage " ?-et c'est pas possible ça . On ne s'est pas battus tout ce temps pour recommencer .... " Oui not' seigneur , oui not' bon maître, oui not' président etc, etc ,....
Enseigne ,Esag , pour Rahoul et son frère et S et Y et leur maman . Tu leur donne ainsi la dignité.
Quant aux élèves du petit collège de T : donne leur des armes -même s'ils s'ennuient un peu -. Un jour si tu veux , Esag , je te raconterai comment l'ennui bien intégré peut aider à apprendre en pilotage automatique , mais ne fais pas comme si tu ne le savais pas ...seulement ,évite de vouloir absolument que tes élèves soient TOUJOURS intéressés , tu leur saborderais les bénéfices de l'ennui....Fais ce boulot , Esag , et peut être même tu pourrais faire que les futurs cons ne le soient pas autant ....mais ceci s'appellerait un mira ....Enseigne ,mon fils , tu vois comme les mots me manquent , et comme c'est cruel .....
Je t'aime mon fils , et tes fils autant . Bon vent , mon grand , et barque neuve ....
P S

n' écrirait pas la maman d' Esag )
POURQUOI après avoir accompagné tes nièceneveux dans l'aire d'apprentissage des deux voir me suis je surprise à crouler de cafard .... Esag tu es courageux ... C'est bien ..

Frédérique M a dit…

Cet anonyme-là Manu, qui croit manquer de mots quand il n'en est rien, cet anonyme-là parle la langue des enfants que tu as dans tes classes. Il les connait, il les comprend et il les aime... C'est déjà beaucoup et en plus, je parierai qu'il t'as refilé ses gènes.

fg a dit…

Manu, tu voudrais que tes élèves arrivent dans ton cours de français pour apprendre à écouter de la musique, à jouer du saxo et même à composer. Alors que dans un cours de saxo, on n'apprend qu'à copier, pas à comprendre ce qu'on lit ni à écrire. Il y a des cours de solfège et de composition pour ça. Il te faut réunir les trois, même si un seul t'intéresse.

Pour la deuxième 4e, pourquoi pas des blogs ? Je connais quelqu'un qui a fait ça en Suisse, faire créer des blogs sur un sujet (peinture, écrivain).

fg a dit…

Tu remettras mon premier paragraphe dans l'ordre, je ne comprends pas ce que j'ai écrit. J'aurais pas dû sécher les cours de français...

Manu Causse a dit…

> @ tous : merci de vos commentaires. Ca me remonte le.

Pour les cours de saxo, ou mettons de guitare, je privilégierais l'approche directe : ça, c'est un instrument, qu'est-ce que tu peux faire avec ? De quoi aurais-tu besoin pour faire ce dont tu as envie ?
Aujourd'hui j'ai fait mon coming-out : oui, oui, cette lettre d'une collégienne à un correspondant anglais, c'est moi qui l'aie écrivée, parce que c'est ce que je fais.
Personne ne m'a encore jeté des pierres.
Et mis la classe en U plutôt qu'en rang d'oignons. Et admis auprès de mes élèves que franchement, la séquence, je ne savais pas pour l'instant où elle allait.

C'était, somme toute, sympathique.

Quand j'ai eu fini la matinée, un appel de Steph-la-chef m'attendait : un boulot de nègre, ça te dirait ? Oh oui. Mais vais-je avoir le temps de tout faire ? Et j'ai su ce que je sacrifierais le plus facilement.
Ce n'était ni la musique ni l'écriture, ni la peinture ni le temps passé à vélo au bord du canal.

Poussé néanmoins par la charge émotionnelle liée à l'éducation chez les ancêtres d'Esag, ainsi qu'à diverses considérations économico-politiques, je renouvelle mon CDD au moins jusqu'à jeudi.

>Franck : suggestion de blog notée. Ca m'éviterait de refaire les mêmes cours à deux 4e.

>Rouge : je ne sais pas bien où te trouver, mais je vais y parvenir néanmoins... mais pour l'échangisme séquentiel, j'ai bien peur de ne pas avoir grand-chose dans la besace.

And now (I hope) for something completely different.

Jean-Philippe a dit…

Je trouve aussi l'idee des blogs tres bien :)

Je pense qu'il faut utiliser au maximum les nouvelles technologies car pour eux c'est normal, ca fait partie de leur vie de tous les jours. D'ailleurs, une recente etude aux US a montre que cette generation ecrit mieux que les precedentes, ce qui parait surprenant vu les textos et autres SMS.

Mais lorsqu'ils ecrivent, ils n'ecrivent par pour un prof, juste pour avoir une note, ce qui ne les interesse pas. Sur leur blog, leur portable, etc, ils ecrivent a une audience globale (leurs amis) qu'ils veulent soit convaincre, soit aider. Ils ont un impact. Ils se sentent utiles. C'est un etat d'esprit tres different de la bonne vieille "redac" juste pour avoir la moyenne. De passifs, ils sont devenus actifs, passionnes.

Avec cette generation, on en revient a la rhetorique des Grecs, ils doivent argumenter, convaincre. Car pour nous, plus anciens, nous nous contentions d'ecrire des lettres!

Maintenant le feedback est instantane, comme sur l'ancienne agora ou dans les rues d'Athenes si on avait le malheur de tomber sur Socrate et ses passoires. ;)

Desole, je suis un peu long mais alors peut-etre on peut aller plus loin que les blogs. Et les telephones portables? C'est un outil pratique, qu'ils adoreraient utiliser. Au lieu de dire "Bon, sortez vos cahiers", vous pourriez dire "bon, sortez votre portable", vous allez voir leur tete...

Le tout c'est de bien structurer les exercices, pour que ca leur apporte une reelle valeur. Mais la, on vous fait confiance. :)

PS: J'ai peut-etre faux?

Rouge a dit…

L'échangisme séquentiel... ça me fait rêver dit comme ça!!!
Pour me trouver tu as un lien vers chez moi et Oh!91 a mon email... Quant au fait que tu n'aies rien dans ta besace, pas de soucis pour moi... Si je peux t'aider pour une reprise en douceur, ce sera avec plaisir, vraiment! ( enfin bon, c'est comme tu le sens, je le proposais en toute simplicité!)

gibi a dit…

Pour moi qui ne suis enseignant, pour moi qui découvre ce blog, pour moi qui lit un premier papier au hasard dans ce blog, je dis voilà que je me sens comme si j'étais assis dans la salle de classe, dans un coin, regardant enseignant et élèves travailler, mais ce coin serait quelque part en haut, comme une caméra accrochée juste derrière la tête de l'enseignant, un oeil qui me permettrait de le voir hésiter, douter, avoir de menues joies, les plus douces, celles qui donnent aux jours leur mérite.

EmmaBovary a dit…

J'adore ce billet! Et ce passage là:
"J'ai aussi le droit de décider que je ne veux plus faire ce métier ; que passer des heures à traduire monter des morceaux de musique relire corriger créer des textes est ce qui me fascine, et que la vieillesse la sécurité de l'emploi sociale mutuelle assurance sont après tout des questions secondaires, voire des embûches sur la route de la vie. J'ai aussi le droit de démissionner pour changer de carrière, malgré la promesse d'un salaire d'indemnités de départ volontaire d'années sabbatiques pour réorientation. J'en ai aussi le droit, malgré les messages des commentaires qui rallument en moi l'idée de responsabilité de devoir de dette peut-être envers un système scolaire une famille des amis qui m'ont amené ici. J'ai aussi le droit de le faire, sans prétexter d'un système ceci ou d'une individualité cela. Sans que ce soit un échec, un manque de courage ou au contraire un acte de bravoure insigne. Juste comme on change, quoi."
Je voudrais l'avoir écrit (surtout la 2ème moitié parce j'aurais du mal à démissionner d'un quart de boulot!) et, je voudrais surtout avoir le courage de le dire à voix haute!