3.9.09
731 - Mes bien chers élèves,
Mes bien chers élèves,
Je ne vous connais pas encore. Je vous rencontre demain ; pour l'instant vous n'êtes que quelques visages de gosses empruntés, sur un trombi auquel je n'ai jeté qu'un oeil distrait.
Je tente de rassembler les tronçons de ma mémoire ; repenser en termes de mois de notes de progression, et pourquoi pas d'objectifs et de séquences pédagogiques ; j'ai même lu Télérama, c'est vous dire si je fais des efforts.
Et pourtant la tentation est grande d'arriver devant vous les mains vides, le coeur ouvert ; de vous avouer que je ne suis pas plus prof que vous êtes élèves ; que j'éprouve devant la notion d'éducation - et sa racine dux, conduire, mais aussi chef militaire - une grande flaque de doute.
Dans quelle mesure être prof consiste-t-il à reproduire le système qui nous a façonnés ? À rêver de premiers de la classe qui deviendraient profs à leur tour ? Dans quelle mesure, au contraire, suis-je en train de scruter les programmes de la République en cherchant les sous-jacences et les failles, avec l'envie de vous mener au refus de tout système ?
Des textes, des images, des romans. De la conjugaison de l'orthographe du discours énonciatif direct (à soupape inversée). Des faits de civilisations, des vestiges d'histoire.
Il faudrait je suppose que je vous présente tout ça avec une assurance tranquille, dans un ordre évident. Ce qui suppose que j'y croie.
Parfois pourtant je me dis que les mots des écrivains ne sont que le reflet des époques qui les ont enfantés, et des époques suivantes qui décidèrent d'intégrer ou non ce que les époques précédentes prétendaient leur dire. Parfois pourtant je me dis que les livres les connaissances sont inutiles, jappements pitoyables devant l'irréductible, vanité (des vanités, voir notre éventuelle leçon sur le baroque). Et que c'est Mr Sarkozy qui me paie pour faire ça.
Il est fort difficile, par exemple, de trouver une édition complète de l'Astrée. Dont les ressorts, pour autant que je sache, sont exactement les mêmes que ceux de Plus belle la vie. Le XVIIIe siècle a détesté Shakespeare, et Racine n'était au fond qu'un théâtreux parmi d'autres, sauf que celui qui le payait était le roi du coin. Qui d'entre nous, enfin, a entendu parler d'Elias Zakipony, écrivain de langue française quoique d'origine incontrôlable, dont les mots ont conduit à l'époque plus de huit personnes à une vie de joie et de félicité, et qu'aucun dictionnaire ne cite à présent ?
Et puis le programme parle de littérature contemporaine -c'est-à-dire, du XXe siècle - vous vous souvenez ? Vous étiez à peine nés. J'hésiterai donc à vous parler de Murakami Virginie Despentes Jean-Louis Ughetto Annie Saumont Serge Valetti Philippe Caubère. Pour ne pas citer Cédric Klapisch, Baudouin, ou des poètes dont je ne connais même pas le nom. J'hésiterai surtout si c'est pour les ramener à leur dimension de fabrique - qui parle de qui de quoi qui est l'énonciateur l'émetteur le destinataire, relevez les subordonnées de temps et les pronoms sujets.
Je ne suis toujours pas certain de ce qu'on me demande. Vous faire aimer les livres, les mots, la langue ? Bordel, mais lisez San-Antonio. Lisez pendant mes cours. Écrivez des histoires pendant que je parle.
Et puis vous aurez toute une vie pour découvrir ça ; ce que je sais, en revanche, c'est qu'en tant que lecteur ou écrivain, je ne me suis posé les questions du point de vue narratif ou de l'énonciation que parce qu'un prof m'obligeait à désigner par ces mots des choses que je sentais d'instinct ; ce que je sais, c'est que j'ai passé des années d'études à décortiquer des textes en évitant soigneusement de dire qu'ils me remuaient ou au contraire me laissaient de marbre.
Faut-il que je vous apprenne à répondre à des questions que je ne me pose pas, avec des termes techniques qui, au mieux, singent la réalité des textes, au pire les enferme dans des carcans pour éloigner de la maîtrise du langage ceux dont il pourrait être la seule arme ?
Mes chers élèves, je me demande qui vous serez. Qui vous serez demain, quand nous nous verrons pour la première fois. Combien de filles de profs à lunettes et sourire, connaissant mieux le programme que moi, à l'esprit froid et appliqué déjà à la poursuite de futures études qui vous porteront au sommet des connaissances - ou au sommet d'autre chose, mais au sommet, toujours ; combien de fils d'immigrée célibataire qui penseront, en cours, en termes de scooter Iphone M6 pétards fringues gonzesses à niquer (refusant de nommer, s'ils le sentent, ce presque vide déjà, ce creux au-dedans), et qui me souriront peut-être quand, des années après, je les recroiserai.
Combien d'individus, d'être humains dont j'aurai, pour quelques mois, une terrifiante responsabilité. Combien de graines en vous que je risque de ne jamais faire éclore, piètre jardinier, à cause de mes colères mes incompréhensions mes impatiences. Voire, et c'est manifeste puisque je blogue au lieu de préparer mes séquences, à cause d'un manque de boulot.
Je ne sais pas si je rêve d'un espace où nous échangerions des connaissances, à l'abri des pressions du langage des médias des vieux schémas des systèmes des obligations d'être de noter, ou si je rêve de vous armer pour mieux vivre, pour le bonheur, la réussite, le succès le triomphe et la Rolex à quarante ans. Je ne sais pas si je veux vous voir vieillir, changer ou grandir. Je ne sais pas si je rêve que vous soyez comme des enfants, mes enfants peut-être (si c'est le cas, alors rangez votre chambre, merde), ou des clients, des auditeurs externes, une collectivité dont je serais un prestataire de services parmi d'autres.
Je ne sais pas si je me souviens de tous mes rêves, des livres qui me font vivre ; je ne sais pas si je saurai vous expliquer comment chaque virgule participe d'une harmonie, cosmique, parfois ; comment je me fous éperdument de vos fautes d'orthographe et tout à la fois je les crains comme un lacet défait à votre chaussure, qui menace de vous faire tomber (et vous exposer aux rire cruels des autres).
Je ne sais pas si je n'ai pas détesté mes années de collège, où je me suis façonné, sale petit con au coeur vaguement tendre, imitant mes potes-modèles-adversaires qui montraient les dents en riant ; où je me suis découvert un corps fièrement détestable, infiltré d'hormones et de sexes liquides. Où j'ai appris à ne pas pleurer, à ne pas faire d'histoire, à détester le fait d'avoir envie des seins des filles et des jambes des garçons. Et où je ne me posais pas la question du sujet du verbe du complément - j'étais malheureusement le bon élève, celui qui retient et sourit et recrache, avec la touche en plus de personnalité rock'n'roll rebel (j'avais un badge des Stray Cats) qui flatte les enseignants les plus désireux de modernisme.
Mes bien chers élèves, il est évident également que je peux faire l'économie de ces doutes devant vous. Nous avons un manuel qui propose des séquences ordonnées, et je me surprends à me dire qu'après tout il n'est pas si mal conçu. Il est évident que je peux faire l'économie de l'existence d'un certain Manu Causse, le pseudo et l'ombre de votre Prof de Français - à moins que ce ne soit le contraire. Il est évident que ce suicide ne sera que temporaire, partiel et réversible. Mais une voix me sussure : "Et si être bon prof, c'était être honnête ? Et si être honnête, c'était vivre en homme ?"
(Nous retrouverons, mes bien chers élèves, cette problématique en étudiant la littérature de la Renaissance. En quatrième. Ou alors en troisième. Ou en cinquième, qui sait ? Il est possible que j'ai à vérifier.)
Sachez, mes chers élèves, que je ne sais rien. Je vous souhaite d'être les lumières qui me guideront vers le métier d'enseignant. Ou les panneaux rouges vifs qui m'indiqueront que je me suis fourvoyé.
Sur ce, et en attendant la suite, bonne rentrée à vous.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
8 commentaires:
Magnifique
C'est tres beau et tres modeste. Je comprends vos hesitations face au monolithe de l'education made in XIXeme siecle.
Mais je pense que vos futurs eleves ont beaucoup de chance de vous avoir. Ils vont decouvrir des espaces insoupconnes, grace a vous. :)
J'attends, avec impatience de lire vos aventures, ensemble!
Bravo, Manu.
J'ai lu ton texte avec de drôles de sentiments : je ne savais pas qui était d'accord. L'enfant que j'ai été, qui n'aimait pas l'école, mais aimait les livres ?
Ou l'adulte que je suis et qui ne sait plus très bien ce qu'on peut espérer de l'éducation, si nationale soit-elle.
Mais, je t'en supplie, ne sois jamais pour tes élèves celui qui dit ne rien savoir, sois un puits de science confuse. Sois celui qui sait plein de choses sans savoir lesquelles.
Ma petite-fille (bientôt 4 ans)vient de faire sa rentrée. Elle est contente, elle a "la gentille maîtresse", celle avec laquelle "on aime bien travailler".
C'est ce que je te souhaite d'être pour tes lurons : pas forcément le gentil, mais celui avec lequel on aime bien travailler.
Amitiés et bon courage.
A nu, le Manu. Sincère et touchant, je te reconnais bien là. Cogito ergo sum… c’est toujours bon pour ce qu’on a. Je ne sais pas non plus si « tu y arriveras », mais si ça peut t’être d’un réconfort quelconque, y’a un truc dont je suis certaine, c’est que tu sais transmettre ; ce qui manque cruellement à la grande majorité du « corps enseignant ». Voilà. Alors bon courage pour cette rentrée, cette rencontre (du troisième type) et haut les cœurs.
Des bises,
Cécile
> Myriam : je rougis
> Jean-Philippe : hélas, après une après-midi s'étirant dans l'ennui, je me demande s'il me reste des espaces, soupçonnés ou non. Et si les charmantes têtes blondes ont envie de découvrir.
> Georges : pour ce qui est de la confusion, je suis au rendez-vous. Mais j'ai peur que cela nuise au plaisir du travail. Trop de questions, peut-être.
> Anonyme Cécile : transmettre, peut-être, mais quoi ? Ce texte de Verne était pourtant sympa. Et les questions du manuel ont ouvert des gouffres d'ignorance et de silences ennuyés. Pas beaucoup mieux avec JP Manchette. "Avez-vous envie d'aimer ce texte ?" devient si vite "Quel est le statut du narrateur ?" que ça m'effraie.
La réponse étant : le statut du narrateur, au fond, je m'en tape autant que vous...
Donc, pour une fois, des réponses aux commentaires. Pour vous remercier, surtout. Pour vous dire qu'il y aura une suite, même si elle ne dure que quelques jours.
Aujourd'hui, j'ai regardé une mésange voler en travers entre deux platanes, au bord du canal. Et mon sandwich crudité ressemblait à une murène.
J'aurais peut-être dû leur parler de ça, plutôt que du statut du.
Cher Manu,
J'entends tout ce que tu cherches à dire, tout ce que tu ne dis pas. Rapelle toi cette chose simple après tout, les enfants ont besoin qu'on les aime et qu'on croie en eux. Ils craignent l'humiliation et le dédain, et avec toi, ils ne risquent rien de ce côté là. Tout ira bien. Je t'embrasse.
> Frédérique M. : et ton embrassade m'est un baume. Je guérirai des doutes pour lundi.
Après tout, ce n'est rien d'autre qu'un CDD reconductible au jour le jour.
J'ai envie de te laisser un commentaire, pour t'encourager, même si je ne sais pas bien quoi te dire. J'aime bien la sensibilité exprimée par tous ceux qui m'ont précédé, et je te reconnais dans ton texte : solide et pétri de doutes. Riche de doutes, plutôt. Et riche de tout le reste.
Je ne saurais pas, moi, gérer le nécessaire équilibre entre l'empathie et le cynisme, entre le don et la distance de survie ; l'éducation, ou plutôt l'éveil, la transmission, l'aide à la construction des savoirs, c'est sans doute le métier le plus beau et le plus difficile du monde, mais il vaut mieux ne pas le croire pour le faire bien.
Le lecteur ami que je suis aimerais surtout ne pas y perdre Manu Causse, même s'il se doute que des raisons de temps, de charges de travail, de priorités que sais-je-encore de déontologie ou de prudence vis-à-vis de m'dame l'EN, sont de réelles épées de Damocles.
En même temps un prof, pour ne jamais être qu'un prof, a besoin d'exutoires, non ?
Enregistrer un commentaire