3.7.09

708 - Comme d'hab


Tu pédalais comme un hollandais, au rythme tranquille d'une marche plate. Un, deux, pas d'horaire à respecter, tout le temps du monde pour toi. La piste cyclable, au bord du canal, était (déjà tu ne trouves plus le mot, tu hésites sur ta métaphore, tu cherches ta figure de style et pourtant tu te sentais bien).

Un pêcheur ne regardait que son bouchon sur l'eau verte. Tu aurais aimé t'arrêter.

Le collège était coquet, un genre de petit immeuble calé entre les villas. Tu as sonné, attendu un peu devant la porte grillagée ; une voix est sortie de l'interphone, tu as donné ton nom, dis que tu avais rendez-vous. Il y a eu un déclic, et tu as poussé le portail.

Tu es entré dans la cour. Un jeune homme sympathique t'a indiqué où garer ton vélo. Les bâtiments étaient sans grande grâce, mais une fois à l'intérieur, tu as vu des espaces relativement vastes et très propres.

Une jeune fille souriante t'a indiqué le bureau que tu cherchais. Tu as pris un large escalier, qui donnait sur un couloir bien éclairé. Les murs étaient peints en bleu, il y avait encore des décorations d'enfants accrochées sur les portes. Tu as remarqué qu'une série de vitres avaient été peintes au pochoir, dans des motifs qui rappelaient la peinture abstraite.

On t'a demandé d'attendre. Tu es resté debout un moment dans le couloir. Tu ne savais pas très bien ce que tu faisais là, à regarder les affiches sponsorisées par le Conseil Régional, qui représentaient Conques, le Canal du Midi ou le Lot. Sur une porte ouverte, un pannonceau signalait Salle des profs. Des voix en sortaient.

- Oui, parce que se reconvertir à 30 ans, c'est pas facile, et...
- Tu sais, ces mecs, ils...

Tu t'es assis, finalement, sur un des deux fauteuils fatigués qui garnissaient le couloir. Tu as sorti un carnet et tu as commencé à écrire. Tu as écrit que tu ne savais pas ce que tu faisais ici. Que cette impression ne te quittait guère, en général, mais qu'à ce moment précis, dans cet ici-là, elle était plus forte que jamais.

Tu as à peine eu le temps de noter deux ou trois phrases : une dame corpulente est sortie d'un bureau. Elle t'a tendu une fiche, te demandant de la remplir. Tu pouvais aller la remplir en salle des profs.

Nom-prénom-date-de-naissance, mariédivorcéconjoint, nom du conjoint profession du conjoint, plus quelques autres détails dont tu te demandais à quoi ils pouvaient servir.

Dans la case "profession du conjoint", tu as mis écrivain, et tu t'es senti à la fois fier et vaguement jaloux.

La salle des profs donnait sur quelques pins parasols. Il y avait une photocopieuse, un distributeur à café ; au mur, des panneaux en liège où des feuilles et des affiches étaient punaisées les unes par-dessus les autres, dans un désordre évident.

Quelqu'un t'a salué - un brun au visage sympathique, qui s'est présenté comme prof d'histoire-géo. Tu lui as demandé quelques renseignements sur le collège, et, pendant que tu remplissais ta feuille, il t'a décrit en détails le quartier, les élèves et l'établissement.

Tu as avoué que tu n'avais plus enseigné depuis quatre ans. Tu n'es pas allé plus loin, et la conversation s'est arrêtée.

Sur la table qui occupait le centre de la salle des profs, il y avait un étui de guitare électrique.

Quand tu as eu fini de remplir la fiche de renseignement, tu t'es levé. Ton sac sur le dos, ton chapeau à la main, tu as entrepris de lire quelques-unes des affiches sur les panneaux en liège.

Objet : classe de 3e "découverte professionnelle". Objet : cas de grippe porcine à Toulouse. Objet : Projet culturel musique.

Ton attention s'est arrêtée un instant sur cette photocopie. Elle disait que le projet était accepté, et que le rectorat et la DRAC étaient tous deux d'accords pour verser une subvention de __ 0__euros.

Puis on est venu te chercher ; tu as reconnu la voix de la principale, à la fois chaleureuse et légèrement moqueuse.

Il est où, le nouveau collègue ?

Tu étais là - tu en étais presque certain.

Dans le bureau, la principale t'a expliqué que ton affectation n'était pas encore officielle. Un instant, tu as espéré une erreur.

Les fenêtres donnaient sur une rue tranquille, et tu laissais ton regard courir sur les murs et le mobilier pendant qu'elle vérifiait une dernière fois ses informations.

Ah mais si, vous voilà. Monsieur P, ici. C'est ça. Bienvenue dans l'établissement.

Tu as dit merci, spontanément.

Vous avez parlé quelque temps ensemble ; elle avait déjà préparé ton emploi du temps, tes classes - elle avait visiblement dû apporter quelques modifications à ses prévisions pour te proposer un service complet.

Comme tu te sentais un peu plus en confiance, tu lui as avoué que tu n'avais plus enseigné depuis quatre ans, et qu'il y avait sans doute certains aspects que tu avais oubliés.

Elle t'a regardé par-dessus ses lunettes avec un sourire gentiment narquois, et elle a lancé :
Ca va très vite vous revenir, vous allez voir. Fini la rêverie bucolique !

Et tu as souri, un peu.

Elle t'a demandé comment tu souhaitais arranger ta semaine ; tu le lui as dit - pas trop tôt le matin, le mercredi pour les enfants - et, contrairement à ce qui s'était passé la dernière fois que tu t'étais entretenu avec un membre de la direction d'un collège, tu n'as pas eu à quémander, à quêter, ou à révéler des choses aussi intimes que je suis en train de divorcer, mes fils vont vivre à Toulouse, laissez-moi le vendredi après-midi pour que je puisse aller les chercher. S'il vous plaît.

Non, elle a sans doute simplement considéré que tu exprimais tes préférences, et qu'elle s'en arrangerait au mieux.

Elle t'a ensuite proposé une petite visite de l'établissement. Tu l'as suivie dans les couloirs. La conversation, jusque-là un peu froide, s'est animée. Elle t'a demandé si tu t'y connaissais en informatique - tu as répondu que oui, et enchaîné en demandant si le collège possédait de quoi faire de la vidéo. C'était le cas ; elle en a profité pour te détailler les projets d'établissement - la musique, le latin ; tu as dit que, de ton côté, tu écrivais. Elle a eu l'air ravie : tu pourrais t'occuper de l'atelier théâtre !

Vous avez visité le CDI ; sur les tables étaient disposées toutes les séries des manuels qui seraient distribués à la rentrée aux élèves. Tu connaissais bien ceux de Français - tu as déjà travaillé avec. Tu en as ouvert un, et son odeur est montée d'un seul coup vers toi.

Vous avez encore un peu parlé, en visitant rapidement la cour de récréation ; la principale avait sans doute d'autres choses à faire, et tu as pris congé en lui souhaitant un bon été.

Tu as attendu à nouveau qu'on t'ouvre la porte, ton vélo à la main - il a fallu quelques minutes. Tu as repris le chemin du canal.

Tu es passé à nouveau à côté du pêcheur. Dans ta tête, les pensées tournaient au même rythme que tes coups de pédale.

Un, deux. Tu vois, ça s'est bien passé. Ca a l'air sympathique. Ca nous fera un revenu. Un, deux.
Sans ça, je n'ai aucun statut.
On peut être enseignant et artiste.
Tu vois, ça s'est bien passé.

Très bien passé
.



Alors pourquoi tu pleures, connard ?






6 commentaires:

Zoë Lucider a dit…

Pleure pas mon Manu, l'Educ Nat c'est quand même pas une ogresse! Et pis si t'en peux plus tu repartiras.
Mais j'te comprend, c'est dur d'être entre deux eaux.

Anonyme a dit…

Je sais presque pourquoi tu pleures...Renoncement, désir, honte, parfum des livres et des souvenirs...Les mots sont venus à la lecture du texte. Puis j'ai lu le 707. Il n'y a pas de rivage facilement accessible. Qu'est ce qui nous fait être dans le débat singulier, parfois ?

Oh!91 a dit…

Tu aurais du au moins demandé tes Mardis, aussi, pour rien lâcher des "Je te raconte"... Dis, ça te laissera du temps pour continuer ton blog, hein, tu promets ? Sinon alors, je sais pourquoi je pleure...

Dahu l'Arthropode a dit…

Deux ou trois trucs:

* Je serais content d'être à ta place. Cela ne signifie aucunement que toi, tu devrais être heureux d'y être. Juste une invitation à trouver plus clairement ce qui ne te convient pas. Le comprendre pourrait t'aider à décider ou à aménager la décision de manière acceptable.

* Je suppose que tu as le sentiment de renoncer. Et tu aurais sans doute tort. Il y en a, des écrivains qui ont eu aussi un métier (même des Perec), ils n'étaient pas moins écrivains.

* J'avais dit "deux ou trois trucs". J'hésite encore.

Pour notre catalogue de bonnes idées, je propose un "tout à 2€ psy", spécialisé dans la psychologie de bazar, avec des conseils d'occasion.

Rouge a dit…

Moi j'me dis juste qu'avec l'humanité qui se dégage de tes mots, ils en ont de la chance tes futurs élèves! Et puis, la salle des profs, et ses propos parfois/souvent surréalistes, saura certainement nourrir tes récits!!!
tu enseignes les lettres? J'te croyais prof d'anglais?! J'm'aurais trompée?
Courage m'sieur! :-)

a dit…

Pour moi : tout du cauchemar, les pires, ceux dont on ne réveille pas. ♣