9.6.09

692 - Mardi, je te raconte


- Et ce grand arbre", continua Esag, le papa de Rahoul, "possède paraît-il un pouvoir mystérieux. Enfin, ce que je t'en dis, c'est ce qu'on m'a raconté, hein, évidemment. Je n'y suis pas allé, moi. Une fois, je me suis trouvé pas loin, et j'ai vu... j'ai vu... non, je préfère ne pas t'en parler."

Rahoul leva les yeux au ciel. Ce que son père pouvait être assommant, avec sa façon de dire sans dire !

- Papa, dit-il, qu'est-ce que tu as vu, cette fois-là ?

Esag hésita un instant, puis se mit à raconter, en murmurant presque :

- C'était un jour où je chassais, un jour avant que tu sois né, avant que tu inventes toutes ces histoires de mots et de langage. Je suivais un oiseau, un grand bougla gris, tu vois ?" (un bougla, c'était une sorte d'oiseau préhistorique, avec une couleur un peu comme ça et deux ailes comme ça) "Je le suivais dans toute la forêt - à l'époque, il y avait beaucoup plus de forêt que maintenant. Et je le suivais depuis deux jours, parce qu'il avait l'air particulièrement appétissant, tu vois ? Et au bout de deux jours, il s'est perché sur l'Arbre. Et..."

La voix d'Esag se brisa, comme s'il avait peur d'avouer quelque chose.

- Papa, tu peux arrêter les effets mélodramatiques ? On se croirait dans un manga (un manga, à l'époque, c'était une sorte de petite caverne où on s'enfermait pour se faire peur pour jouer). Tu la craches, ta valda ? (une valda, à l'époque, c'était une feuille qu'on mâchonnait pour se donner une contenance).

Le père de Rahoul se renfrogna bien un petit peu, parce qu'il aimait bien se renfrogner ; mais il reprit son récit.

- Vois-tu, le grand bougla gris s'était posé sur une des plus hautes branches ; et puis, au moment où je cherchait une pierre pour le descendre, il a disparu."
- Il s'est envolé, tu veux dire ?" demanda Rahoul.
- Non, il a disparu. Pfff, comme ça. Grand bougra gris, hop, plus de bougra gris."
(à l'époque, la différence entre "l" et "r" était sans grand importance, aussi pouvait-on dire aussi bien bougla que bougra)
Rahoul fit un truc avec ses sourcils, qui marquait son incrédulité :
- Et tu avais mâchonné beaucoup de valdas, ce jour-là, mon papa ?"
- Ne te moque pas, enfantounet. Ca s'est passé comme je te le dis. Mais le pire..."

- Tu recommences avec tes effets. Chaque fois que tu vas dire un truc important, tu mets des pierre, pierre, pierre (à l'époque, les pierres remplaçaient les points de suspension).

- Le pire, c'est ce que j'ai vu après. Tu sais, beaucoup de légendes courent sur cet arbre, chez les animaux comme chez les Zoms. On dit qu'il a beaucoup de pouvoirs. On dit qu'il soutient le monde. On dit qu'il est plus vieux que le monde. On dit surtout qu'il a des effets bizarres sur ce que tu appelles le temps...

Quand le grand bougra gris a disparu, j'ai voulu en avoir le coeur net. Alors j'ai collé mon oeil contre une fente de l'arbre, et j'ai vu.

Là-bas, sous l'écorce, il y avait un monde. On aurait du vide, on aurait dit de l'espace. Et à l'intérieur de cet espace, minuscule et pourtant tout à fait visible, il y avait mon grand bougra gris. Sauf que c'était devenu un petit bougra gras. Un bougrillon. Un gros bébé bougra ; et en même temps, c'était un vieux bougra, un bougrolde, comme on les appelle. Comme si, dans l'arbre, le bougra était en même le temps le petit bougra gris qu'il avait été, le grand bougra gras qu'il restait, et le gris bougra rabougra qu'il deviendrait. Comme si l'arbre avait le pouvoir de..."

Ce jour-là, Esag inventa, pour son petit Rahoul, le cliffhanger, la concordance des temps et l'approximation sonore.

2 commentaires:

Zoë Lucider a dit…

j'adoooore

Dahu l'Arthropode a dit…

Il y a une erreur dans le quizz de concordance des temps à la question 6, parce que "avertit" peut aussi être au passé simple.